C’est une obsession, parce que c’est une valeur sûre. Une non-couleur paradoxale, qui feint d’effacer, d’uniformiser, mais marque à la fois l’autorité et la puissance. Une discrétion, qui impose sa présence.

C’est aussi la couleur légitime d’une bonne humeur élitiste. Depuis un siècle, avec un pic dans les années 80, le noir est devenu le code de reconnaissance dans les vestiaires avisés des milieux créatifs et intellectuels, et parallèlement un exercice imposé à tous les niveaux du luxe. Inlassablement interprété – et faussement démocratisé –, le noir distingue différentes tribus, en particulier celles qui n’ont pas de temps à perdre. Globalement, les gens de la mode voyagent beaucoup, travaillent tard. On peut évoquer au second degré la goutte de café renversée, sans négliger la praticité d’une silhouette transposable du bureau au cocktail : plus personne n’a le temps de se changer cinq fois dans la journée comme au XIXe siècle, et le noir permet tout. Il absorbe la lumière et gomme les aspérités, valorise les volumes, sublime les lignes, flatte toutes les morphologies. Catherine de Médicis a importé la tendance du noir pour le veuvage, Coco Chanel l’a promu icône de luxe par la simplicité, les Japonais et les Belges l’ont chargé de lumière et d’excentricité. Dans la mode, il existe un indéniable code de reconnaissance à travers le noir : il impose le respect, capte l’attention, et, s’il le veut, se fond dans l’ombre des coulisses.

1926 Reconstitution Ford dress

© Chanel

50 nuances de noir

C’est la couleur des quiproquos. Longtemps associé à la noirceur alors qu’il est juste chic, le noir est assimilé à une alternative facile aux prises de décision vestimentaires, alors qu’il existe des milliers de noirs, de textures, de matités, de brillances. On le catégorise apanage de discrétion, c’est pourtant la couleur de la prestance. Pour Alexandre Samson, responsable couture et mode contemporaine au Palais Galliera, « un beau noir profond, c’est l’une des teintes les plus difficiles à obtenir. C’est pourquoi, à la Renaissance, les très riches montraient leur fortune en s’offrant des velours d’un noir intense : c’était hors de prix, donc signe de puissance. Avant cette période et la découverte de nouveaux pigments, on obtenait tout juste du gris vague ». À la même époque, âge d’or du mouvement baroque, les maîtres flamands et néerlandais, au cœur d’une culture protestante, ont fait des subtilités du noir un art. Le « Golden Age » de la peinture du XVIe au XVIIIe siècle était riche, mais simple. Rembrandt intégrait certes de l’or sur les vêtements de ses sujets, mais les recouvrait ensuite de peinture noire, qu’il grattait à peine pour donner du relief. Durant toute cette période, des décors aux vêtements jusqu’aux natures mortes en ombres et lumières, le noir à plusieurs degrés de lectures permettait d’être « modestement show off », tout en diffusant un message : beaucoup de trompe-l’œil, pas de tape-à- l’œil. Une démarche très « flamande », même en mode. Alexandre Samson rappelle que la densité du noir est culturelle : « Chez les Japonais par exemple, ce sont ses décolorations, ses affadissements, ses délavages qui caractérisent depuis quarante ans le sommet de l’élégance. Mais en réalité, historiquement, le noir n’est jamais sorti du giron du luxe. »

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« Pour moi il n’existe pas sans lumière dans une photo en noir et blanc, rien ne m’échappe, je n’ai pas besoin de plus d’informations » Ann Demeulemeester

« Le noir n’a pas de règles »

Pendant plus de 30 ans, Ann Demeulemeester a conçu des collections en ombres et lumières, en force, et sensualité, sculptant le noir comme on affûte les esprits. Depuis 2019, elle habille nos maisons, avec une ligne d’art de la table – et de nouveaux projets en préparation – toujours dans des déclinaisons de ce noir, qui raconte à lui seul toutes les histoires. « Pour moi, il n’existe pas sans la lumière. Dans une photo en noir et blanc, rien ne m’échappe, je n’ai pas besoin de plus d’informations. Comme créatrice, je peux tout dire en foncé et en clair, sans couleurs, car je me suis toujours concentrée sur les formes. Le noir peut être romantique, agressif, doux, et même ennuyeux. Le noir vide, ça existe aussi. Ce n’est pas parce que quelque chose est noir que c’est beau, c’est un malentendu fréquent dans la mode. Il peut être futuriste ou historique, mais la façon dont il est utilisé marque toujours le temps. Le noir d’un marquis n’est pas celui de Mad Max. » Le sien se démarque sur la lumière du blanc, il évoque la poésie et l’assertivité. « Je n’ai pas besoin des couleurs, parce que je suis une architecte des lignes. Mais je ne veux pas décliner que le noir, j’aime les contrastes. Passer par les ombres pour arriver aux nuances qui dévoilent les fulgurances, à la lumière qui mène à l’évidence. » Lorsqu’elle était à la direction créative de sa maison, Ann Demeulemeester pouvait assembler dix textures de noir dans une seule pièce, les laissant s’exalter et se répondre : mats ou satinés, structurés, en cuir, en soie, brodés… Le noir dans la mode est rarement uniforme, et il en existe autant que d’approches personnelles. Yohji Yamamoto ou Rick Owens ne traitent pas le même noir. Certains sont même capables d’en créer un qui deviendra leur signature.

Paris Fashion Week look noir

© Getty Images

Indissociable de la lumière

Il possède de multiples dimensions de lecture. Un noir austère, confronté à la lumière, peut devenir brillant. Le succès du smoking de Saint Laurent est notamment dû à l’opposi- tion du noir mat et du satiné, qui apporte tout un jeu de contrastes à une pièce déjà ambiguë. Dans les années 20, Gabrielle Chanel créait sa légendaire petite robe noire, et l’accessoirisait parcimonieusement. Un nouveau chic était né de la simplicité et du dépouillement. Jusqu’au 14 mars 2021 à Paris, l’exposition consacrée à la couturière révèle les secrets de sa radicalité par la simplicité, une notion abstraite du chic, révolutionnaire pour l’époque. « Le noir matérialise à la fois l’absence ou la négation de la couleur, et entretient un lien étroit avec la lumière », estime Véronique Belloir, commissaire scientifique de l’exposition « L’œuvre au noir de Balenciaga » en 2017. Chargée de collection au Palais Galliera, elle souligne que si « le noir est une couleur très ambivalente (comme elles le sont tout en réalité), celle-ci l’est en particulier, car elle représente à la fois des notions de deuil, d’austérité et de luxe ». Une idée essentielle et sans fioritures, qui provoque une alchimie entre le vêtement, le corps et l’allure. « Les lignes deviennent plus fortes, la silhouette prend toute son importance. Le noir met en avant le visage et la peau éclairés, qui sont des révélateurs de personnalité. »

Paris Fashion Week exposition sur la tendance du noir

© Getty Images

Le noir, positionnement sociologique et psychologique

Longtemps s’est dessiné un clivage social autour du noir : pour les moins fortunés, c’était le choix d’un vêtement qui allait durer, qui allait se tacher moins vite qu’une autre couleur, surtout si on le portait pour travailler. Mais lorsqu’il devient l’apanage d’un raffinement sobre, d’une façon moderne de montrer sa sophistication, le luxe et le romantisme s’en emparent. Pour Véronique Belloir, « en noir, on se sent entier. C’est une couleur qui protège, qui met à distance, et qui inscrit un positionnement différent dans l’espace ». Une non-couleur pour les grands sensibles ? « C’est en tout cas celle des gothiques, des new wave, des émos. C’est aussi le signe de ralliement vestimentaire de nombreux mouvements contestataires, des punks aux Black Panthers. Il traverse toutes les époques. » Le noir est indémodable, alors que toutes les autres couleurs passent et parfois repassent. « Comme l’est le blanc, mais il n’a pas le même poids. Le noir est chargé d’émotion, de valeurs, de la vie et de ses extrêmes. C’est paradoxalement une couleur qui vous expose, quand on se pense protégé. »

Saint-Laurent Winter 2020, look noir

© Saint-Laurent

Le noir est une page blanche

C’est sans doute pour cela qu’il fédère la mode : tout est suggéré, et tout est dit à la fois. Alexandre Samson analyse qu’il « oblige à se concentrer sur la ligne et la forme des vêtements. C’est la couleur du retrait, de la démesure de l’excentrisme absolu. C’est un socle pour la personnalité, adoré par toutes sortes d’égocentriques et de narcissiques. Le blouson noir véhicule une relation à la peur, tandis que le monde SM ne jure que par le noir, pour sa relation à l’autorité et à la domination. C’est la moins anodine des teintes neutres ». Ann Demeulemeester recentre le lumineux débat : « Dans la mode, ce n’est ni un gimmick ni une facilité. C’est notre métier de le rendre intéressant. » Avec son arc-en-ciel de symboles et significations, il n’y a que le noir, pour être le nouveau noir.

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