Une gueule de bois qui n’en finit pas. Depuis mars, les boîtes sont toutes en train de sombrer dans l’indifférence quasi générale… Où faire la fête en Belgique ? À quoi ressemblera le clubbing post-corona ? Focus sur cette nuit qui reste dans le noir.
Les corps qui semblent suivre la même chorégraphie. La musique qui électrifie. L’alcool qui coule. Les langues qui dansent. Tout ça, c’est fini.
Depuis le confinement, le monde de la nuit a été mis sur pause : le clubbing est interdit. Au lieu de gérer la fête, les managers des clubs ont passé leurs nuits blanches à réfléchir à leur avenir et à trouver de nouvelles façons de survivre. On en parle peu comparé aux bars, mais les boîtes n’ont pas pu reprendre leur activité traditionnelle depuis mars. Et les situations dramatiques s’enchaînent. Pas d’aides suffisantes, pas de directives claires, pas de perspectives…
Résultat ? Les clubs sont en grande difficulté financière et la scène de la nuit belge pourrait bien s’appauvrir considérablement. Le bal a d’ailleurs déjà tristement commencé, le Fformatt a tiré définitivement le rideau en juillet dernier.
« On commence tous à paniquer, la situation devient insoutenable », raconte Maud Partouche, la copropriétaire de Madame Moustache. « Je m’endette personnellement de 9.000 euros chaque mois qui passe. Et on ignore totalement la date de réouverture. » « Mon club, c’est mon projet de vie : j’y ai mis toutes mes économies, tout mon temps. Après avoir minimisé les coûts, on arrive à 11.000 euros de pertes par mois en étant fermé. Et ça fait déjà plus de sept mois, donc 77.000 euros. Quand on nous a proposé 4.000 euros de compensation à l’époque, j’ai halluciné, j’ai cru à une mauvaise blague », ajoute Renaud Deru. DJ et boss du Jalousy, c’est entre autres à lui que l’on devait les mythiques Dirty Dancing au Mirano et le club Libertine Supersport.
Comme on ferait un black-out le lendemain d’une soirée, les politiques ont pendant longtemps totalement oublié le monde de la nuit. Pour beaucoup d’acteurs du secteur, le dialogue est compliqué, et surtout tardif. Fin octobre, une prime unique allant de 3.000 à 9.000 euros a été proposée au secteur événementiel bruxellois. Un geste de bonne volonté apprécié, mais qui semble encore très insuffisant.
« C’est très dur moralement. Certains nous voient comme un secteur marginal, mais ils ne se rendent pas compte du nombre de personnes touchées : le public, mais aussi notre personnel, les techniciens, les étudiants qui bossent pour payer leurs études, les fournisseurs, les artistes… Tout est lié », explique Tom Brus, le cofondateur du C12. « Le problème, c’est qu’il n’y a pas de position commune en Belgique. La première chose à faire pour être représentés dans la vie politique, c’est de s’associer et de parler d’une seule voix », analyse Peter Decuypere. Fondateur du Fuse et du festival gantois I Love Techno, il est également consultant pour le gouvernement flamand. À Bruxelles, le travail a pourtant déjà commencé puisqu’une « Brussels By Night Federation » est née. Portée par Lorenzo Serra et Fryderyk De Peslin Lachert, elle ambitionnait de traiter de façon positive les problématiques de nuisances liées au monde de la nuit. Aujourd’hui, corona oblige, elle s’occupe de faire le lien entre les acteurs du secteur et les politiques.
À l’heure où l’on écrit ces lignes, la deuxième vague de Covid frappe la Belgique, le deuxième confinement est en cours et les hôpitaux sont surchargés. La réouverture des boîtes n’est évidemment pas une priorité. Mais si la Fédération le comprend totalement, elle dénonce tout de même un manque de considération de la part du gouvernement.
En cause ? Une certaine image, complètement fausse, du clubbing. Les managers de club ne sont parfois pas vus comme de véritables chefs d’entreprise. Et dans un monde festif où la liberté est célébrée, le respect strict des règles semble incompatible pour certains. « Les politiques n’ont pas envie de se mouiller pour un milieu diabolisé. Les idées des années 80 prévalent encore, on voit le patron de boîte comme un mec lié à la mafia : un cigare en bouche, trois prostituées dans les bras et une liasse de billets dans la poche. Ce n’est évidemment pas du tout comme ça. Par ailleurs, personne n’a envie que son club soit défini comme un cluster », raconte Renaud Deru. « Si vous regardez la population belge, il y a beaucoup de personnes âgées. Les politiciens pensent tout simplement en termes de votes », ajoute Jens Grieten du Kompass, le célèbre club techno à Gand.
Nuit essentielle
Parmi les demandes des clubs : des aides financières importantes et une vision à long terme. « Les frais fixes des clubs se situent entre 8.000 et 40.000 euros par mois et le secteur va probablement rester à l’arrêt jusque septembre 2021, il faut donc multiplier les chiffres par 18. En Angleterre, certains gros clubs ont reçu près d’un million de pounds pour couvrir ces frais. Chez nous, ce n’est pas une prime unique de 9.000 euros qui va tout changer », explique Lorenzo Serra. « Il nous faut un plan stratégique sur plusieurs années. » L’idée, c’est évidemment de ne pas laisser la fête s’éteindre dans le futur. Parce qu’elle est indispensable à notre société, encore plus qu’on ne peut l’imaginer.
Le secteur est un pourvoyeur d’emplois, notamment pour le personnel non qualifié, mais il rapporte aussi beaucoup d’argent. « Toutes les études européennes le montrent : une nuit ambitieuse permet à une ville de devenir attrayante, que ce soit pour les touristes ou les start-up. Dans “work hard, party hard”, il ne faut pas oublier la moitié. S’il n’y a plus de soirées, on va travailler ou voyager ailleurs. C’est un manque à gagner pour les hôtels, les restos, les musées… », poursuit Lorenzo Serra. Le porte-parole de la Fédération Brussels By Night a organisé les premières raves de la capitale. À l’origine également des events Dirty Dancing, il explique que 15 % du public venait de Paris pour ces soirées. Pour Lorenzo, on met en péril un savoir-faire belge du clubbing : « En Belgique, on a écrit beaucoup de pages dans la vie nocturne mondiale. On est fiers de Tomorrowland quand ça nous arrange, mais il faut comprendre que le clubbing est un patrimoine, au même titre qu’un livre ou un immeuble. Et il faut le sauver, sinon ce qui nous rend uniques va disparaître. »
Si le clubbing et les boîtes sont importantes, c’est aussi parce qu’ils restent un lieu unique de partage, de rencontres, d’échanges… Et pas que de langues. La nuit est créative, fédératrice, libertaire. C’est un exutoire nécessaire, surtout en temps de crise, et encore l’un des derniers espaces où chacun peut être pleinement soi-même.
« L’idée du C12, c’était de créer une “safe zone” où tout le monde se sente à l’aise. Permettre un contact entre des gens, alternatifs ou non, qui ne se rencontreraient jamais dans la vie normale. La magie du clubbing, c’est de voir les couches sociales, les genres et les orientations sexuelles qui se mélangent », raconte Tom Brus. « Pour certains, le clubbing, c’est leur vie. C’est très compliqué de dire à des jeunes qui vivent seuls dans un petit appart qu’ils ne peuvent plus sortir. Les dépressions augmentent parmi les personnes les plus fragiles. Et si l’on ne fait rien, il va y avoir des suicides », alerte Jens Grieten. On pense aussi aux célibataires qui comptaient sur le clubbing pour trouver leur moitié. Que ce soit pour une nuit ou pour la vie. Pas étonnant que Tinder déclare avoir augmenté ses revenus de 31 % par rapport à l’année dernière. « Plein de couples se sont créés chez Madame Moustache », affirme Maud Partouche. « Je reçois des mails de clubbeurs me demandant l’affiche de telle soirée, parce que c’est là qu’ils se sont rencontrés et qu’ils ont aujourd’hui un bébé. »
Mais on a beau l’interdire, il ne faut pas être naïf, la fête continue. Partout, tout le temps. C’est dans la nature humaine de vouloir se rassembler et de célébrer : on danse autour du feu depuis la nuit des temps. Des groupes Facebook ont spécialement été créés pour relayer les raves improvisées et les soirées clandestines se sont multipliées. « En tant que DJ, je reçois une dizaine de propositions de booking par semaine pour jouer chez les gens. Des teufs dans des baraques de malade à Rhode-Saint-Genèse par exemple, où il y a 300 personnes dans 80 mètres carrés, il y en a plein », raconte Renaud Deru. Des soirées où les gens se lâchent et où personne évidemment ne respecte les règles de sécurité. Le problème, c’est que dès que la fête devient illégale, elle se passe à l’abri des regards. Sans cadre et sans professionnels formés pour réagir, les risques d’accidents de la route, d’overdoses ou encore de violences sexuelles augmentent. « Quand on voit que quelqu’un a trop bu, on l’assiste et quand il va mieux, on le met dans un Uber. En tant que tenancier de club, on le fait naturellement. Dans une soirée privée, tout le monde n’a pas forcément le réflexe », explique le patron du Jalousy. « Ça m’est déjà aussi arrivé d’arrêter de jouer parce que j’avais repéré un mec qui poussait une nana dans un coin. L’encadrement propre au club permet de réagir plus facilement : je peux appeler mon portier et m’assurer que la fille aille bien. »
Alors, plutôt que de faire l’autruche et de fermer les yeux, pourquoi ne pas donner les moyens financiers aux clubs de survivre ? Et lorsque la situation le permettra, d’autoriser certaines soirées, avec des protocoles corona stricts à suivre, afin que la fête soit la plus sûre possible.
Fête in progress
Mais en attendant de pouvoir sortir comme avant, on va où pour faire la fête une fois le confinement terminé ? Neymar, lui, a décidé de faire construire une boîte de nuit au sous-sol de sa maison. Pratique. Pour ceux qui ne sont pas ultra-riches, les initiatives de clubbing se sont multipliées l’été dernier et les open air ont fleuri un peu partout en Belgique.
Cet hiver, une fois la deuxième vague passée, les clubs devront se réinventer. Certains s’en sont évidemment mieux sortis que d’autres, c’est le cas notamment de ceux qui possédaient déjà une cuisine. On pense aux Jeux d’Hiver par exemple : « On a la chance d’avoir un grand espace extérieur », reconnaît Cédric d’Alcantara, le gestionnaire du club niché dans le Bois de la Cambre. « On est en train d’imaginer un nouveau concept pour la réouverture : un resto éphémère avec une offre artistique et une déco sur le thème hivernal. Ça se passerait sur notre terrasse couverte, il y aurait des braseros, des tenues adaptées…» Le Spirito, lui, a été décrit comme la « première boîte de nuit à rouvrir ses portes ». Les gestionnaires des lieux ont fait appel à des architectes d’intérieur pour créer des espaces privatifs dans cette ancienne église. Résultat ? Une série de petits jardins dont la structure s’inspire du style anglican des lieux sacrés. Et pour les séparer, des couloirs de verdure qui évoquent « un labyrinthe enchanté ».
On pense aussi aux karaokés qui fonctionnent avec des salles privatives, comme KaraFun. C’est encore l’un des derniers endroits où l’on pouvait danser avec sa bulle, mettre la musique à fond et avoir réellement l’impression de faire la fête. Boules à facettes, machines à fumée et paillettes du sol au plafond inclus. Oh yeah.
De façon générale, tous les clubs ont dû se reconvertir pour continuer d’exister. Mais pour répondre aux normes de sécurité, des investissements et davantage de personnel ont été nécessaires, pour toujours moins de clients. Au C12 et au Kompass, des séparations dans les clubs avaient été instaurées pour continuer à accueillir des performances de DJ, et chez Madame Moustache, les idées fusent pour le futur. « On va organiser des dîners-spectacles avec des shows burlesques, des transformistes, des bingo ou encore des karaokés, mais avec un groupe live derrière », explique Maud Partouche. « Il y a quelques mois, les tables avaient été remplacées par des podiums pour que les gens puissent danser avec leur bulle. Mais la police est arrivée en nous expliquant que, selon un arrêté, il est interdit de danser. »
Malgré toutes ces initiatives, beaucoup regrettent le temps où les corps pouvaient se toucher et ressentir la musique ensemble… Et ces ersatz de fêtes font office de pâle copie. Pour eux, le clubbing, ça se respecte. Mais en attendant, chacun fait comme il peut pour survivre et tout est bon à prendre pour s’évader le temps d’une soirée. « Un club, c’est presque fait pour échanger des fluides corporels, donc, forcément, l’esprit est différent. Avant, dans une soirée, on voyait les autres comme des gens que l’on a envie de rencontrer, d’embrasser… Aujourd’hui, chacun est un danger potentiel à cause du coronavirus », analyse Peter Decuypere. « Sortir en gardant ses distances, c’est un peu comme boire du champagne sans bulles, mais c’est toujours mieux que rien. » « Les gens étaient super reconnaissants de pouvoir continuer à faire la fête chez nous. Ils nous ont d’ailleurs avoué qu’ils iraient à des soirées clandestines si on était fermés », ajoute le boss du Kompass.
Et sinon, la fête post-corona, en espérant que ce soit avant 2053, comment on la voit ? Certains se demandent si on aura toujours les moyens financiers de sortir ou si on n’aura pas un peu oublié comment procéder. Mais la plupart des acteurs de la nuit prédisent une explosion des soirées. Des clubs encore plus grands, des festivals encore plus bondés… Le résultat d’un manque à combler. Les events seront aussi peut-être systématiquement pensés pour l’extérieur. De nouveaux concepts imaginatifs verront alors le jour et la place sera laissée à la nouvelle génération. Comme lors de chaque crise, ce sont les créatifs qui s’en sortiront.
Cette période sombre a forcé le secteur à se réinventer, mais aussi à réfléchir à l’avenir et c’est au moins un aspect positif. « On va peut-être revenir à un clubbing plus responsable », indique Renaud Deru. « Arrêter de prendre un billet d’avion pour un DJ de l’autre côté de la terre afin qu’il puisse jouer une seule soirée. La Covid va nous forcer à travailler plus localement, on a plein d’artistes belges talentueux à mettre en avant. J’espère qu’à la suite de la crise, ce sera le cas et qu’il y aura une liberté totale comme après la chute du mur de Berlin. »
On croise les doigts et on tient bon. C’est impératif : la nuit doit revoir le jour.
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