Elle s’est battue pour la liberté et la justice durant toute sa vie. Kamala Harris est la deuxième femme de couleur à devenir sénatrice des États-Unis. Elle est maintenant la première femme vice-présidente des États-Unis. Pas l’acolyte, mais la super force de Joe Biden.
Au moment de cet entretien, la 59e élection présidentielle américaine se conjuguait encore au futur. Quatre années supplémentaires de Donald Trump à la Maison-Blanche semblaient être une option réaliste. Tout espoir était encore permis pour le 3 novembre 2020, mais rien n’était certain. Dans l’intervalle, le monde entier a reçu l’appel rédempteur. « Nous l’avons fait, Joe ! », a dit Kamala Harris à Joe Biden dans une vidéo sur les résultats des élections qui est devenue virale à juste titre. Kamala l’a fait.
La carrière de Kamala Harris a commencé très tôt. Elle rit de bon cœur, comme on le ferait en famille, lorsqu’elle se souvient avoir été trimballée dans une poussette de fortune à l’occasion d’une marche pour les droits civiques à Oakland, en Californie, avec ses parents et son oncle. À un moment donné, elle est tombée de la poussette – à l’époque, les règles de sécurité en la matière étaient peu contraignantes –, et les adultes, entraînés par le mouvement de la manifestation, ont continué à marcher comme si de rien n’était. Lorsqu’ils ont remarqué que la petite Kamala n’était plus là et ont fait demi-tour, elle était évidemment contrariée. « Ma mère m’a raconté que je me suis énervée. Elle m’a dit : “Baby, qu’est-ce que tu veux ? De quoi as-tu besoin ?” Je l’ai regardée et je lui ai répondu : “Être liiiiibre.” »
En août dernier, cette même enfant précoce, devenue membre du Sénat américain, est montée sur la scène d’une salle presque vide et, flanquée de drapeaux américains, a accepté la nomination démocrate à la vice-présidence, entrant ainsi dans l’histoire comme la première femme afro-américaine et indo-américaine à briguer une telle fonction. Une semaine plus tard, encadrée par ces mêmes drapeaux, elle a prononcé un discours destiné à détourner l’attention du speech que le président Donald Trump prononcerait lui-même dans la soirée à la Convention nationale républicaine. « La justice », a-t-elle déclaré avec détermination, les yeux fixés sur le public alors qu’elle défendait le droit des manifestants pacifiques à descendre dans la rue après l’affaire Jacob Blake, un homme afro-américain grièvement blessé par un policier à Kenosha, dans le Wisconsin. « Parlons de la justice. Car la réalité, c’est qu’en Amérique, les Noirs n’ont jamais été traités comme des êtres humains à part entière. Or nous devons tenir cette promesse d’égalité en vertu de la loi. »
En revoyant ce discours pour préparer cette interview, je me suis demandé si les paroles de Kamala Harris suffiront à susciter l’espoir chez ceux qui en ont le plus besoin. Selon la personne que vous interrogez, l’espoir est soit un gage de naïveté, soit l’antidote à notre douleur commune, mais depuis quatre ans, il semble de plus en plus inaccessible aux personnes les plus vulnérables de ce pays. Ainsi, lorsque nous entamons notre entretien via Zoom, j’ai beaucoup de questions à poser à Kamala Harris – et quelques problèmes de confiance. Je ne mâche pas mes mots : je commence par demander ce que beaucoup d’entre nous aimeraient savoir. Comment des gens qui ont toujours été opprimés par ce pays peuvent-ils lui accorder sa confiance, à elle, encore une politicienne ? Comment les personnes qui ont le moins de visibilité sauront-elles qu’elle ne les oublie pas, qu’elle fera le nécessaire ?
Kamala Harris se penche vers l’écran et me parle de sa façon préférée de saluer les gens, apprise de diverses cultures d’Afrique. « Quand vous vous présentez pour la première fois, la formule n’est pas “Enchanté·e”mais plutôt “Je vous vois”. Je vous vois comme un être humain à part entière. En ce moment, il est extrêmement important dans notre pays que tous les citoyens soient considérés comme des êtres à part entière, d’une manière qui leur confère la dignité qu’ils méritent. »
La dignité est un mot qui revient souvent dans sa bouche. Elle déclare avoir défendu le droit à la dignité de la personne dès son premier jour à Washington. « Je suis venue à Washington D.C. pour une séance d’accueil (en novembre 2016, NDLR). Ensuite, il y a eu la cérémonie d’investiture de Trump, et le lendemain la Marche des femmes, où j’ai pris la parole. Et puis, j’ai pris part à toute une série de commissions et d’audiences de confirmation, notamment celle du général [John F.] Kelly. Puis, juste après, le Muslim Ban (qui interdit l’entrée sur le sol des États-Unis aux ressortissants de pays dont la population est majoritairement musulmane, NDLR) a été voté », dit-elle.
Les restrictions de voyage mises en place par l’administration Trump ont bloqué les familles et les visiteurs dans les aéroports, les plongeant dans le désarroi et l’incertitude quant au statut des mariages et des adoptions. C’était le chaos, et tandis que nous recevions tous l’information sur nos écrans, la sénatrice Harris était assise dans un appartement de Washington, au milieu de cartons de déménagement à peine déballés, répondant aux appels d’avocats spécialisés en droits civiques avec lesquels elle avait travaillé au fil du temps. Ils lui parlaient de clients détenus par des agents de l’immigration, et évoquaient la difficulté d’obtenir des renseignements. Elle s’exalte en restituant la rafale d’appels : « Kamala, ils ne nous laissent pas parler à nos clients. Je n’en revenais pas. Je suis habituée à faire partie du pouvoir exécutif et à faire avancer les choses », raconte Kamala Harris en parlant de son expérience en tant que procureure générale de Californie. « Je n’ai pas l’habitude de demander la permission. En fait, c’est pour ça que je me suis présentée à la plupart de ces postes, parce que parfois je ne suis pas très douée pour demander l’autorisation. »
Elle venait de débarquer au Sénat, mais le fait d’être nouvelle ne l’avait jamais empêchée par le passé de faire des choses. Elle a réussi à se procurer le numéro du général John F. Kelly, qui était à l’époque secrétaire à la Sécurité intérieure, et l’a appelé. « Il m’a d’abord demandé comment j’avais eu son numéro, pourquoi je l’appelais chez lui. » Le regard qu’elle me lance – les sourcils relevés et la bouche légèrement pincée – indique que l’accueil réservé par Kelly ne lui convenait pas. Elle lui a répondu qu’elle appelait « parce que je suis une sénatrice des États-Unis qui représente un Américain sur onze, et que vous vous trouvez en ce moment dans une situation critique, car vous devez m’expliquer pourquoi vos agents ne laissent pas les familles voir leurs avocats. »
Dans le contexte actuel, où la corruption politique et la brutalité policière défraient la chronique, il est difficile de croire qu’il existe un défenseur puissant, prêt à se battre pour tous les habitants de ce pays sans distinction. Aucun d’entre nous ne peut prédire l’avenir, alors nous cherchons des indices et essayons de poser les bonnes questions. Je demande ce que signifie la justice pour un procureur qui veut défendre nos droits civiques. Kamala Harris répond en souriant : « C’est une question de liberté, d’égalité, de dignité. Si vous obtenez l’égalité, la liberté et l’équité, ce n’est pas parce que je vous les ai accordées. C’est parce que vous vous êtes battue pour ça, parce que c’est votre droit. Il ne s’agit pas de bienveillance ou de charité, il s’agit d’un droit que Dieu a donné à chaque être humain. Que faisons-nous collectivement pour défendre ça ? C’est ce que la justice représente pour moi – il s’agit de donner du pouvoir au peuple. »
Elle évoque l’idée de « peuple » à plusieurs reprises. Ce terme n’est pas surprenant de la part d’une fille de militants des droits civiques, qui l’ont élevée en croyant que l’unité peut – et va – se réaliser de son vivant. Chez eux, ce n’était ni un espoir ni un souhait, mais un point sur leur « to do list » collective. « L’unité n’est pas ce que certains pourraient penser, c’est-à-dire : “Hello tout le monde, rendez-vous dans la salle, nous sommes tous ensemble dans la salle.” Non. Parce que si une personne dans cette pièce dit à une autre “Baissez d’un ton. Ce n’est pas le moment de parler de ça. Soyez un peu plus discret sur ce sujet pour le bien de l’unité”, ce n’est pas ça l’unité. L’unité, c’est quand tout le monde est respecté et parle d’une voix égale. Nous devons être très clairs sur ce que nous voulons dire, et ce que nous voulons dire n’est pas forcément agréable, ce n’est pas le genre de messages qu’on peut lire sur une carte de vœux Hallmark. »
Parfois, on dirait que Kamala Harris a été élevée à l’intérieur d’une carte Hallmark, bien que ce soit certainement l’une de celles qui figurent dans la collection Mahogany (qui s’adresse tout particulièrement à la population afro-américaine, NDLR). Enfant, elle se rendait souvent dans un endroit appelé The Rainbow Sign, à Berkeley, en Californie, une sorte de centre communautaire pour les familles noires, fréquenté par des personnalités comme la pianiste Nina Simone, l’actrice Ruby Dee et l’écrivaine Maya Angelou. Sa marraine, Mary Lewis, était la cofondatrice du département de Black Studies de la San Francisco State University. Je lui demande à quel point ça l’a façonnée de grandir dans un environnement marqué par des personnalités et des valeurs aussi fortes. « Il ne faisait aucun doute que vous deviez vous consacrer à la lutte en faveur de la justice d’une façon ou d’une autre », dit-elle. « Ce que vous êtes en mesure de faire importe plus que vous ; ce qui compte, c’est l’impact que vous avez, c’est ce que vous faites au service des autres. Et c’est comme ça que j’ai été élevée. On m’a appris qu’il ne s’agit pas de charité ni de bienveillance, mais bien de votre devoir. Personne ne va vous féliciter pour cela – c’est ce que vous êtes censé faire. »
À la maison, on s’attendait toujours à ce qu’elle ait préparé un argument pour défendre ses convictions, et ça n’a pas changé. « Si vous êtes assis autour d’une table et que vous voulez dire quelque chose, il vaut mieux être prêt à le défendre, que vous soyez jeune ou vieux. » Elle a été critiquée pour l’ampleur de son ambition, mais plus de gens se fixeraient peut-être des objectifs élevés si on leur apprenait aussi à prendre conscience de leurs convictions et à trouver comment les défendre au mieux depuis qu’ils savent parler.
À quoi ont ressemblé les mois qui ont précédé la soirée électorale du 3 novembre ? Surchargés au-delà de ce que je pouvais imaginer. Alors qu’elle a fait campagne aux côtés de Joe Biden, elle a continué à soutenir « l’éclat du mouvement Black Lives Matter », et engagé de multiples discussions sur la manière de mettre fin aux brutalités policières. À l’heure actuelle, elle est entièrement favorable à un contrôle de la police ainsi qu’à une réforme de la justice pénale, et certaines mesures ont déjà été mises en œuvre sous ses mandats en tant que procureure du district de San Francisco, puis en tant que procureure générale de Californie. Ses idées sur les meilleurs moyens de demander et d’obtenir justice sont devenues plus progressistes avec le temps, mais elle essuie toujours des critiques relatives à son passé de procureure. Elle n’a pas honte d’avoir fait évoluer son point de vue et espère que les circonstances actuelles signifient le début de quelque chose, et non la fin. « Mon espoir, et l’objet de mes prières, c’est que nous puissions, à travers des débats sans doute houleux, nous confronter à la véritable histoire de l’Amérique », souligne Kamala Harris. « Animés par l’amour, mais aussi en toute honnêteté. »
Selon elle, si davantage de Blancs comprenaient de quelle façon le racisme leur porte aussi préjudice, ils se battraient avec plus d’ardeur contre les systèmes et les actions racistes. Et elle a des questions à poser à ceux qui ne semblent pas comprendre à quel point la discrimination perturbe également leur vie, en particulier dans les secteurs les plus précaires sur le plan socio-économique. « Comment le fait de traiter les femmes noires pauvres de reines de l’aide sociale s’est-il répercuté sur les programmes publics qui visaient à nourrir les enfants souffrant de la faim – tous les enfants qui ont faim – quelle que soit leur race ? », demande-t-elle. Il fut un temps où j’aurais abondé dans son sens, mais aujourd’hui, je suis sceptique. J’ai vu des gens lors de manifestations anti-masques se battre pour avoir le droit de mourir de la Covid-19. Je ne sais pas si ces personnes se soucient des effets secondaires que le racisme pourrait avoir sur elles. Je lui demande si elle croit vraiment que certains Blancs reverraient leur copie s’ils comprenaient à quel point le racisme leur cause du tort. Elle semble triste l’espace d’un instant et répond : « Oui. » Puis elle ajoute : « Mais ce n’est pas la seule façon, n’est-ce pas ? »
Je suis sûre que je ne suis pas la seule à penser que la demande d’espoir est aujourd’hui très élevée, tandis que l’offre est plutôt faible, mais la quête continue. Chaque jour, un nouveau reportage martèle l’idée que personne n’est vraiment responsable, que les plus marginalisés d’entre nous se trouvent livrés à eux-mêmes. Même les super-héros meurent. Mais si « le peuple » n’a pas besoin de sauveurs ? Et si les enfants n’ont pas besoin de héros ? S’il fallait seulement plus de combattants pour la vérité, plus de gens qui travaillent pour le respect les droits de l’homme, prêts à défendre notre dignité au sommet de l’État ? Pour beaucoup, l’accession de Kamala Harris à la vice-présidence des États-Unis représente un pas en avant, mais il y a une multitude d’autres étapes à franchir. Elle indique peut-être la voie à suivre, mais il y a toujours plusieurs façons de sauver le monde. C’est ce qui donne de l’espoir à la vice-présidente. « L’optimisme est le moteur de tous les combats que j’ai menés », déclare Kamala Harris. Elle veut que nous honorions le passé tout en gardant notre propre vision de l’avenir. J’aimerais savoir comment elle est devenue une personne qui se consacre à prendre ses quartiers dans des lieux inhospitaliers pour en faire sa maison. « La motivation vient de la croyance que l’on peut se libérer du poids de ce qui a été », dit-elle. « John Lewis, ce cher disparu, s’est consacré corps et âme à ce combat, comme beaucoup d’autres. Parce qu’il croyait fermement à ce qui pouvait survenir. Nous donnons souvent l’impression de n’être que contre quelque chose, mais la motivation qui nous pousse à aller jusqu’au bout, quelle que soit la durée de notre lutte, c’est de savoir pour quoi nous nous battons. »
Qu’est-ce que ça signifiera pour nous ? Elle raconte la nuit, en novembre 2016, où elle est devenue la deuxième femme noire de l’histoire à être élue au Sénat des États-Unis. « Chaque fois que je participe à des élections, nous avons l’habitude de faire un petit dîner entre amis et en famille avant de nous rendre à la soirée électorale. » Elle explique qu’à l’époque, il semblait que l’élection présidentielle se terminerait en faveur de Donald Trump. « Mon filleul de sept ans, Alexander, s’est approché de moi en pleurant et m’a dit : “Tante Kamala, ils ne vont pas laisser cet homme gagner, n’est-ce pas ?” Alors, quand un petit bout vous dit un truc comme ça… » Elle ferme les yeux. « Je l’ai serré dans mes bras. Vous savez, ça me fait encore mal de me souvenir de ce qu’il a ressenti, et de ce que j’ai ressenti, à savoir que je devais protéger cet enfant. J’avais une certaine idée de la façon dont la soirée allait se passer. Et puis il y a eu le déroulement réel de la soirée. Quand je suis montée sur la scène, j’avais déchiré mes notes et tout ce que j’avais, c’était Alexander dans mon cœur. Alors je leur ai dit : “J’ai l’intention de me battre. J’ai l’intention de me battre.” » S’il y a bien une chose dont nous pouvons être sûrs à propos de Kamala Harris, c’est ça. Quand il s’agit de liberté, elle est prête à se battre.
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