Les marques de mode durable optent pour des collections non genrées et le « crossdressing » n’est plus tabou. Pourtant, le monde s’étonne quand Harry Styles fait la cover d’un magazine vêtu d’une robe. Quelle est l’étendue du fossé qui sépare la mode féminine et son pendant masculin ? Et le jour où plus personne ne s’offusquera à la vue d’un homme en robe, serons-nous encore là pour le voir ?

Vous savez à quoi j’ai pensé lorsque j’ai vu le numéro de décembre du « Vogue US » ? Vous l’avez sans doute vue, cette couverture « scandaleuse » où Harry Styles apparaît vêtu d’une longue robe blanche Gucci avec des bagues aux doigts. Ça m’a rappelé l’été 1995 et ma première fois à Werchter. L’après-midi, sous un soleil de plomb, j’assistais à un concert de dEUS, qui en était alors à ses débuts. Le bassiste Stef Kamil Carlens et le violoniste Klaas Janzoons portaient des jupes – ce qui n’était pas un mauvais choix vestimentaire par un temps pareil. Des hommes habillés en femmes, et néanmoins sexy.

Harry Styles en cover du Vogue US

Harry Styles en cover du Vogue US, décembre 2020. ©Presse

Des hommes célèbres jouent avec le côté provoc’ de la chose depuis plusieurs années. La liste des musiciens (de rock) qui portent des vêtements féminins en public est longue et remonte loin dans le temps. Des véritables icônes (Mick Jagger et feu David Bowie) aux héros locaux (Ozark Henry et Koen Buyse du groupe Zornik), en passant par des stars internationales (Jared Leto et Sam Smith), le port d’une robe garantit un surcroît d’attention. Le comportement de Harry Styles n’est donc pas nouveau. Il en va de même pour les réactions face à sa cover du Vogue, un exemple classique de polarisation. Les détracteurs ont plaidé sur Twitter pour le retour des « hommes virils », tandis que les fans ont loué le « courage révolutionnaire » de Harry pour avoir brisé les stéréotypes de genre. Les deux réactions étaient – somme toute – injustifiées. 

Ce qui m’a le plus surprise dans cette campagne de diffamation, c’est qu’elle ait pu se produire. Un homme en robe, ça suscite encore la controverse aujourd’hui ? Sérieusement ? Je pensais que les choses avaient évolué entre 1995 et 2021. Depuis le début de mon adolescence, beaucoup de tabous ont été levés grâce au mouvement LGBTQ+, surtout en matière de sexualité et de normes liées au genre. À l’époque, je me suis étonnée d’une rock star en jupe, mais la jeune génération n’est plus dupe. Aujourd’hui, nous embrassons la diversité et offrons à nos enfants un éventail de possibilités d’identification. Alors, qui se soucie d’une pop star en robe ?

L’homme de la Renaissance

« Cependant, cette cover du Vogue est un peu révolutionnaire », nuance le créateur Tom Notte du label belge Les Hommes. « Bien sûr, on voit des mecs en robe sur le catwalk depuis des décennies, chez Jean Paul Gaultier, Yohji Yamamoto ou Comme des Garçons. Ces créations lorgnent souvent le folklore ou les arts martiaux, ou restent très androgynes. Dans les grandes villes asiatiques, c’est une image aujourd’hui banale : des jeunes hommes en jupe, associée à un hoodie et des boots. Mais Harry Styles a opté pour un style ultra-féminin. C’est ce niveau élevé de féminité qui m’a surpris. »  

« C’est parce que nous avons l’habitude de penser en termes de pôles opposés », poursuit Nicola Brajato, chercheur en Fashion & Gender Studies à l’université d’Anvers. « Nous concevons notre rapport aux vêtements de manière binaire, comme si la mode masculine et la mode féminine étaient deux options qui s’excluent mutuellement. Historiquement, ça n’a pas toujours été le cas. Du XIVe au XVIIIe siècle, la pollinisation croisée était légion, comme en témoignent les peintures de la Renaissance figurant des aristocrates. Hommes et femmes y portent des tenues similaires, dans des tissus comparables et avec des accessoires identiques, comme le fameux col blanc. »

Le grand changement dans l’histoire de la mode se produit après la Révolution française, avec la montée de la bourgeoisie et des principes démocratiques, au moment de la Révolution industrielle. Nicola Brajato : « La vision de la masculinité change. Soudain, les hommes de pouvoir ne veulent plus de perruques, de maquillage, de matières brillantes ou de talons hauts. La mode exubérante et enjouée devient l’apanage des femmes. L’homme adopte alors un look sobre et fonctionnel, aux couleurs sombres. Le costume deux ou trois pièces, composé d’un pantalon, d’une veste et éventuellement d’un gilet, avait déjà fait son apparition au XVIIe siècle, mais un siècle plus tard, il effectue une percée définitive, devenant l’incarnation d’une nouvelle masculinité normative. Le costume dicte une norme masculine, et les enferme dans un carcan, où seul un nombre limité de choix en matière de mode de vie, que ce soit sur le plan sexuel ou professionnel, sont acceptables », affirme Nicola Brajato. « Le costume représente une définition étroite de la masculinité. »

Le costume en feu

Défilé Thom Browne hommes en robes

Thom Browne SS20 ©Imaxtree

Tom Notte et son partenaire Bart Vandebosch sont d’anciens élèves de l’Académie d’Anvers et ont créé Les Hommes en 2003. Leur marque, particulièrement populaire sur le marché asiatique, a ouvert des « flagship stores » à Anvers et à Milan (où vit le duo) et des centaines de points de vente un peu partout. Bien que Les Hommes aient créé une deuxième ligne sportive à succès avec des sneakers et des bombers, la marque continue de marquer des points avec son produit phare : le costume glamour, bien coupé. « En tant qu’esthète, je pense que tout homme peut être beau dans le bon costume », souligne Tom Notte. « Le costume embellit l’apparence d’un homme, qu’il ait des plaquettes de chocolat ou des poignées d’amour. Pour moi, c’est lié à un savoir-faire et à une tradition particulièrement riches dans le domaine de la couture. Il n’est pas nécessaire d’associer une idéologie aux vêtements. »

On n’est pas obligés de le faire, mais inconsciemment, on ne peut s’en empêcher. « À partir des années 50, le caractère normatif de l’homme en costume a commencé à susciter une forme de réaction », explique Nicola Brajato. « Les changements sociaux et culturels créent une mode rebelle. Dans les années 60, les hommes se sont mis à porter des jeans et des T-shirts, avec James Dean comme icône de style. Au cours de la décennie suivante, la révolution du paon a éclaté : les hommes ont redécouvert les couleurs et les imprimés, et recommencé à porter des matières comme la soie et le velours. En matière de silhouette, les chemises cintrées à large col sur des pantalons larges ont fait leur apparition. » Hello Mick Jagger ou le film « Boogie Nights ».

Tôt ou tard, la norme en vigueur contre-attaque. C’est ce que fait le costume à partir des années 80. « La scène de la mode redevient masculine au sens classique du terme : épaules larges, blazers, “power dressing” », explique Nicola Brajato. « Même la mode féminine adopte cette vision. La femme d’affaires s’arroge le droit de porter des costumes. C’est un premier pas dans la lutte pour l’égalité des sexes : le groupe de population le moins haut placé dans la pyramide du pouvoir – en l’occurrence les femmes – brise le plafond de verre et adopte les vêtements des détenteurs du pouvoir. » 

Sables mouvants binaires

Pourtant, l’image idéale de l’homme comme chef de famille respectable et insipide est bel et bien écornée. Et heureusement ! Nicola Brajato : « Pensez aux campagnes de sous-vêtements Calvin Klein, à l’essor du body-building et aux produits de beauté pour homme dans les années 80. L’homme devient un objet sexuel. Dans les années 90, la mode conceptuelle d’avant-garde – à côté de la mode mainstream proposée par les grandes chaînes – connaît un boom. La silhouette des hommes s’amincit, devenant plus fragile et plus androgyne. Les designers belges sont des pionniers en la matière, notamment Raf Simons. La fragmentation de la mode s’accélère après l’an 2000. Aujourd’hui, tout est possible, à l’instar des créations inclusives d’Alessandro Michele pour Gucci ou des collections non genrées de la maison britannique JW Anderson. » 

Hommes en robes Raf Simons SS20

Raf Simons SS20 ©Imaxtree

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La mode se veut désormais représentative de l’ensemble de la population mondiale, et détrône l’homme blanc musclé et cisgenre

En théorie, nous avons aujourd’hui dépassé la pensée binaire hommes/femmes. Les marques de mode durable luttent contre la surproduction et créent des collections intemporelles, unisexes et sans saison. La mode se veut désormais représentative de l’ensemble de la population mondiale, et détrône l’homme blanc musclé et cisgenre. Aujourd’hui, la diversité règne en termes de couleur de peau, de type de corps et d’orientation sexuelle. Du moins en théorie. « L’épisode Harry Styles prouve que nous ne sommes pas aussi avancés que nous l’espérions », soupire Nicola Brajato. « Apparemment, nous tardons à faire le pas supplémentaire vers l’égalité des sexes. Si les hommes et les femmes sont vraiment égaux, un homme en robe est tout aussi acceptable qu’une femme en costume. Pourtant, ça ne semble pas encore être le cas. Certaines personnes sont choquées de voir un homme vêtu de symboles féminins. Cette réaction trahit le fait que la conception patriarcale du pouvoir n’a pas encore disparu. »

Nicola Brajato est plein d’espoir : « Dans certains endroits du monde, on constate des progrès. À Anvers, ils sont beaucoup plus visibles que dans mon village d’origine en Italie. Peut-être qu’un jour, la robe deviendra un choix banal pour les hommes dans les magasins – qui sait ? Mais le problème se trouve dans la tête des gens, pas dans le vêtement. Un homme peut parfaitement porter une jupe ou une robe. »

Homme/femme

« Je suis à 100 % pour l’égalité sociale, je suis moi-même gay »,plaisante Tom Notte basé à Milan. « Mais vous ne m’entendrez jamais dire qu’il n’y a pas de différence entre les vêtements pour homme et ceux pour femme. La conception d’un manteau masculin ou d’une robe féminine est complètement différente. En tant que créateurs, nous construisons nos modèles à partir du corps humain, en trois dimensions, et le physique d’un homme est clairement différent de celui d’une femme. C’est pourquoi nous allons lancer avec Les Hommes notre première collection féminine en 2021, près de 18 ans après la création de la marque. Certaines femmes portaient déjà les mailles ou les cuirs de notre collection pour homme, mais aujourd’hui nous injectons pour la première fois notre ADN dans des pièces typiquement féminines comme les robes cocktail fluides et les vestes aux épaules étroites. » 

Collection Les Hommes

Collection “Les Hommes” de Tom Notte ©Presse

Une ligne masculine virile à côté d’une ligne ultra-féminine – Tom Notte ne craint-il pas que Les Hommes soutiennent ainsi (involontairement) une idéologie stéréotypée ? « Pour moi, la mode, c’est la liberté », répond le créateur. « Je ne veux pas la rendre trop lourde, je n’aime pas les dogmes. Cette discussion me rappelle les T-shirts de Katharine Hamnett pour Greenpeace dans les années 80. Avec mes goûts d’esthète, je n’étais pas fan. Je suis créateur et n’éprouve pas la responsabilité sociale d’imposer quelque chose aux gens. Je préfère que les visions coexistent et se complètent. Bien sûr, je considère les hommes et les femmes comme complètement égaux. Mais je pense aussi que les costumes unisexes de Mao sont moches (rires). Tout comme Harry Styles dans cette robe Gucci d’ailleurs. La coupe et la matière ne lui allaient pas. Si vous cherchez un exemple super stylé d’un homme habillé avec des pièces du vestiaire féminin, consultez l’Instagram de Marc Jacobs. » N’allez pas dire que nous ne vous avons pas transmis l’info. @themarcjacobs

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