C’est la grande question que se pose – devrait se poser – toute l’industrie de la mode : comment aborder de nouvelles collections quand on doit arrêter la surproduction ?
Il s’agit d’être optimiste et constructif. Personne ne veut voir la mode, moyen de positionnement personnel et universel, régresser ou être muselée. Mais l’époque est à l’expression des responsabilités. Nous sommes allées à la rencontre d’acteurs du métier conscients et réfléchis, à propos des défis incontournables d’un avenir très proche. Quand on commence à penser une nouvelle collection aujourd’hui, comment prend-on en compte la question de l’afflux de propositions sur le marché ? À quel moment choisit-on de faire un pas de côté ? Comment enclencher un processus créatif dans un monde qui ne supporte plus d’attendre ?
Au delta de nombreuses futures maisons de création, Tony Delcampe, directeur de La Cambre Mode[s], tranche dans le vif du sujet : « Si on n’a rien à dire, ça ne sert à rien de poursuivre. À La Cambre, on privilégie la piste singulière, et on ne pousse pas les élèves à reproduire les schémas actuels. On n’est plus sur le fantasme de devenir une star, on valorise les petites structures, les vrais messages porteurs sur la durabilité, l’éthique, le sens primordial. On est “anti-produits”, alors que depuis dix ans, la mode ne fait plus que ça. Il faut raconter une histoire, qui implique moins de gens, et qui adhère à des valeurs pérennes. Est-ce que la mode en est capable ? Je ne sais pas. Car les purs produits, fruits de collaborations de marques qui surfent sur des engouements collectifs pseudo-philosophiques et totalement marketés, ça marche encore très fort. Et ça rend les choses encore plus compliquées pour les petites structures. Comment toucher le public quand on a peu de moyens ? Ça prendra du temps. Peut-être que cette crise contribuera à éveiller les consciences. » Ils sont à l’origine d’indispensables réflexions, commençons par les écouter.
Bruno Sialelli, directeur artistique de Lanvin
« Je suis concerné par la surproduction de manière générale, à titre personnel. C’est désormais un constat global qui ne touche pas que l’industrie de la mode. Chez Lanvin, nous ne pouvons pas vraiment parler de surproduction… Nous avons toujours eu cette attention de ne produire que ce qui nous paraît nécessaire à la création de nos collections. De plus, nous sommes très vigilants à la manière dont nous faisons produire. Cela permet d’être d’autant plus concentrés et précis sur ce que nous voulons faire et dire pour chacune de nos collections. Il s’agit de ne pas se disperser, à la fois pour ne pas noyer notre message, et être cohérents. Chaque maison a une personnalité qui lui est propre, c’est d’autant plus vrai aujourd’hui que la notion d’identité forte est primordiale. À la fois pour se différencier et se maintenir dans une approche très directionnelle, qui est l’enjeu de la mode (au sens « luxe » du terme).
Cultiver une identité forte
Chaque maison se doit de raconter des histoires qui lui sont exclusives, pour permettre aux clients de trouver quelque chose d’unique. Il s’agit d’un mélange subtil de spontanéité créative et de considérations très rationnelles qui participent au récit que l’on veut exposer. Faire un pas sur le côté doit servir le propos, sans quoi il ne s’agirait que d’une forme d’opportunisme. Renforcer les notions d’artisanat, de qualité, de précision est le résultat d’un processus particulier, qui prend du temps, qui demande certaines expertises et qui répond à certaines règles et qui, finalement, induit un certain prix aussi. Même s’il s’agit d’un prérequis, il est important de le faire savoir aux clients lorsqu’ils décident d’acheter l’une de ces pièces. C’est aussi une manière de valoriser le temps long, non pas en contradiction avec l’accélération de la société, mais dans le respect d’un rythme qui permet la création, avec un grand C. »
Anne-Valérie Hash, créatrice de mode
« L’engouement montant pour le vintage prouve que pour beaucoup de gens, actuellement, ce qui a été produit a une valeur. Une marque bien ancrée est indémodable en soi. Ce serait donc le moment pour certaines maisons de se pencher sur leurs stocks restants, de les retravailler si besoin, avec l’intervention de la main d’un artiste ou d’un artisan. C’est une réalité : si on a besoin d’une valeur ajoutée plus contemporaine, on peut réinventer une collection sans produire encore plus. Et ce processus peut être effectué en local. On peut organiser des ateliers, créer des rencontres de compétences de gens désireux de se former à de nouveaux métiers manuels. L’heure est à la réinvention, à l’interprétation. La mode a la responsabilité de regarder ce qui existe déjà, ne pas systématiquement refabriquer, ou alors avec un esprit “no season”, qui évite de solder des collections à peine amorties. On va vers des valeurs sûres, des achats sécurité, durables. On table sur l’intemporel, mais attention, pour ne pas s’ennuyer, il faut penser un twist qui marque une personnalité.
Arrêter de stocker
En tout cas, on arrive à une époque où l’anti-gaspillage devient un sujet. On a été déconnectés pendant longtemps, mais on retrouve une forme de responsabilité. Ça a commencé par l’alimentaire, puis le recyclage, et le défi, maintenant, c’est la gestion des stocks. La notion de plaisir, de se gâter, s’est développée vers une amélioration de ce qu’on a déjà. Le retour des années 90 avec leur minimalisme anti-bling est caractéristique d’un moment de doute. La crise enclenchée nous pousse d’une certaine façon dans nos retranchements, mais en rouvrant nos placards, qu’on soit des consommateurs ou des marques, on réapprend à aimer ce qu’on a déjà. Produire et reproduire des stocks aujourd’hui ? Ce serait une hérésie. L’avenir, ce sont des mini-séries calibrées pour être écoulées, et non plus soldées. On entre dans une dynamique de vérité.
La mode a été “à la mode” pendant des années, et aujourd’hui, elle n’est plus une priorité. Elle le redeviendra peut-être quand on retrouvera une ère d’insouciance et de légèreté, mais la conscience gagnée restera. Nous sommes en train d’apprendre à compter avec les autres. Cette crise amène de la solidarité, et la mode, qui a soutenu de grandes causes et évolutions comme le féminisme et la lutte contre le sida, va pouvoir reprendre son rôle de précurseur sociologique. »
Jean-Charles de Castelbajac, directeur artistique de Benetton
« Nous vivons une époque de réinvention absolue. Nous assistons à l’émergence de jeunes talents nés de la contrainte, d’une discipline de concepts, comme Boramy Viguier, Charles de Vilmorin, Botter ou KidSuper (à mon avis les plus intéressants actuellement aux États-Unis), qui se situent à l’opposé de la surproduction.
Je pense à toute cette génération en éveil, qui émerge partout dans le monde, qui ouvre une voie dans l’upcycling que je revendique depuis les années 70, avec des vêtements que je fabriquais avec des bandes velpo et des serpillières. On revient à cet “arte povera” qui est un laboratoire d’excellence. Le réveil d’une énergie de cyberpunk dans l’univers digital, où l’on mêle toutes les disciplines au textile. On se réveille de ce pont suspendu au-dessus d’une rivière dangereuse, qui est la communication. Désormais, on cultive une transversalité, un décloisonnement, avec une forte empreinte grâce à la force de la contrainte et du bouleversement imposés par ce virus. On assiste à l’effondrement d’une civilisation industrielle. Ce qui intéressant, c’est d’observer la manière dont vont se réinventer les groupes de luxe, en devenant des institutions culturelles, comme le sont la Tate ou le MoMA. C’est la renaissance d’une résistance, de l’underground, de l’alternatif. Et moi, je me suis toujours considéré comme un jeune créateur. Cette nouvelle génération ne fait pas que de la mode. Moi-même, j’ai toujours mené de front une carrière d’artiste, de designer, de curateur, de créateur de mode.
Upcycler et rendre accessible
Quand je faisais mes collaborations, 195 au cours de ma carrière, je ne savais pas encore que la mode s’en emparerait à ce point. C’est ça le futur : une créative subversion, quand un petit label peut être aux avant-postes du marketing. C’est passionnant. Et ce n’est pas en trompe-l’œil, c’est la naissance d’une nouvelle industrie. J’ai toujours eu une carrière un peu alternative, à l’origine du détournement. On sent que ce qui caractérise la nouvelle génération, c’est une exploration du sens et de l’histoire, avec une dimension sociétale. Ils ne font pas que de l’image. Chez Benetton, j’ai l’ambition de donner accès à la création à des gens qui ne l’ont jamais eu. Nous développons des aspects concrets de la durabilité (déjà ancrée depuis 30 ans dans la maison), tout en calibrant des prix accessibles. Mon prochain projet est de participer à cette nouvelle émergence de jeunes créateurs. Pour qu’ils produisent des collections accessibles à leur propre génération. »
Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh, directeurs artistiques de BOTTER et de Nina Ricci
« Cette réflexion est à la base de notre travail depuis toujours. Nous n’avons jamais joué le jeu de la surproduction. Nous avons créé notre marque avec la conscience que nous ne devions pas nous disperser, pour garder une créativité concentrée. C’est ce que nous avons appris à l’Académie* : penser une silhouette, visualiser la collection, le show, et rationaliser.
Face à la concurrence des réseaux sociaux, ce qui était “old school” devient “new school”, c’est-à-dire que l’ancienne garde apprend de la nouvelle, qui est éveillée, et avisée qu’il est désormais obligatoire de travailler de façon responsable, de ne pas gâcher toutes nos ressources. Arrêter la mode qui n’a pas de sens, afin de laisser une trace. C’est peut-être une conception idéaliste, mais on doit faire évoluer un état d’esprit. Botter et Nina Ricci grandissent différemment, mais avec une inspiration consciente, cohérente et complémentaire.
Protéger le futur
Les urgences de l’époque ont rendu la production de cette saison particulièrement intéressante. Nous avons beaucoup fabriqué à l’atelier à Paris, et cette période étrange était aussi très excitante, car ce retour au studio nous a rappelé l’époque, à Anvers, où nous créions dans notre bulle. Récemment, nous avons regagné du temps pour nous-mêmes, à parler du futur, à développer nos rêves. Nous avons notamment utilisé ce temps pour créer une ferme de coraux sous-marins à Curaçao, dans les Caraïbes. Cette situation ouvre l’espace à une nouvelle réflexion, sur la façon de contribuer nous-mêmes à la protection de l’environnement, et à faire prendre conscience aux gens de l’importance de l’impact de chacun.
Nous avons conçu une ligne entièrement tissée de polyester recyclé des mers. Cela représente 10 % de la production, mais nous allons développer cette idée. En outre, une partie des profits sera reversée à la préservation des océans. C’est actuellement notre projet le plus important. Nous nous exprimons à travers nos collections. Et nous y mettrons encore plus de sens. Nous travaillons déjà avec des écoles de plongée, on observe nos coraux pousser. En mars, nous ne défilerons pas à la Fashion Week. Nous avons fait le choix de montrer notre collection sous forme numérique, par égard envers les mannequins, toutes les personnes impliquées dans la préparation d’un défilé, et, bien sûr, le public. Nous essayons de nous montrer responsables en toute chose. Nous collaborons avec des personnes extraordinaires, et elles sont les premières dont nous devons prendre soin. C’est aussi ça, bien faire son travail. »
*Rushemy est diplômé de l’Académie d’Anvers, Lisi de l’Amsterdam Fashion Institute
Rabih Kayrouz, créateur de mode
« C’est toute ma nouvelle stratégie chez Maison Rabih Kayrouz. En fêtant mes 20 ans de carrière, j’ai fait un bilan, et réfléchi à mes prochaines collections. Dans l’action, on est pris dans un mouvement de création et de production. Mais en mars 2020, quand le monde entier s’est arrêté, j’ai pensé à ce que cette période nous enseignait. Cette course, parfois malsaine, nous éloigne de notre but. J’aime les vêtements, j’aime moins la mode.
Concentrons-nous sur notre savoir-faire, sur ce qu’on a à raconter, sur ce qu’on aime faire, réfléchissons aux pièces qui n’ont peut-être pas eu la reconnaissance qu’elles méritaient, mais qui pourraient bénéficier de l’attention du public. Par égard pour les artisans, pour les couturières. Créé autant, est-ce juste ? Est-ce vrai ? Un designer oeuvre parfois six mois sur la conception d’une chaise qui servira 60 ans. Pourquoi la mode ne pourrait-elle pas adopter un ralentissement respectueux ? Dans ce secteur, des mois de travail ne restent en boutique que quelques semaines, à peine.
Rendre sa valeur au temps
J’ai envie de prendre le temps de laisser le temps aux vêtements. J’ai envie d’aller contre le fait de démoder chaque saison ce qu’on a vendu juste avant. Pour valoriser la qualité, la durabilité. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de consommer, c’est important pour les usines et pour l’économie, mais il est fondamental de réfléchir cette consommation. Alors je reprends des modèles, des patrons qui méritent une nouvelle vie, une existence qui se prolonge sur des années. Mes modélistes sont capables de revoir une coupe avec de nouvelles matières, pour réinvestir des pièces qui nous sont précieuses. Il est temps de changer un système irrationnel et irrespectueux. C’est déjà en œuvre : la prochaine collection d’hiver développe les “essentiels”, avec nos iconiques et des basiques dans des tissus spécifiques qui s’animent chaque saison, et les “exceptionnels”, qui matérialisent le plaisir de créer, et le temps respecté. Pour mon équipe, et pour les clientes qui auront plaisir à les porter et à les redécouvrir dans la durée. »
À LIRE AUSSI
Qui sont ces créateurs qui ont perdu leur nom dans la mode ?