Parce que l’art ne se laisse pas facilement enfermer, l’année confinée a décloisonné certaines disciplines de création. Les concerts, le théâtre vivant et l’opéra ont appris à se comprimer en live derrière un écran pour mieux se diffuser partout, tandis que la mode, qui aime (se) raconter des histoires, a transformé ses collections en superproductions grâce, notamment, aux effets spéciaux.
a transversalité des modes d’expression n’est pas tout à fait neuve : Martin Margiela poursuit son exploration de la création dans la peinture et le design, Helmut Lang sculpte, Tom Ford cartonne au cinéma. Mais 2020 a soufflé un nouveau vent d’inspiration dans les formes de présentation des saisons de la mode, dans un contexte de concurrence inchangé, sans possibilités ou presque de découvrir les vêtements en direct. Sans pouvoir toucher la matière, il fallait trouver un moyen de toucher au sublime. Jeux vidéo en réalité augmentée et scénographies scénarisées, la mode devient panoramique. Installez-vous confortablement pour le show, mais n’éteignez pas vos portables.
Fashion weeks contrariées ? Place aux festivals en 2 ou 3D
Lors de la dernière PFW® de septembre dernier, on a pu découvrir les futures collections printemps-été 2021 à l’occasion de 36 événements physiques à accès limité, et 46 événements digitaux (défilés et présentation confondus). « Quels nouveaux horizons s’ouvrent à nous quand la mode délaisse sa zone de confort ?
Quelle vie s’offre aux vêtements une fois qu’ils disparaissent des podiums ?
Quelles histoires peuvent-ils faire naître dans l’intervalle de l’existence ?
Que leur arrive-t-il quand s’éteignent les lumières des défilés ? Voilà les interrogations qui m’habitent en cette période incertaine, mais riche en pressentiments. » Alessandro Michele, qui transforme en or tout ce qu’il touche au nom de Gucci depuis sa nomination comme directeur de la création en 2015, s’est interrogé comme tout le monde sur le sens à donner aux changements imposés par les circonstances, et il a ouvert un vaste champ de réponses en cinémascope, sur le tremplin numérique guccifest.com qui accueille depuis l’automne dernier les propositions de créatifs émergents et/ou innovants.
Lookbooks animés
Il a commencé par un film, « constellation de détails où l’infiniment petit, un regard timide qui se détourne, un non-dit, le bruissement d’une robe, dansent tous ensemble pour leur salut ». Alessandro Michele ne s’est pas seulement offert une vitrine à 360° Guccicentrée, il a invité – et financé – les créations d’autres créateurs. Fondu au noir, ellipse : on arrive au court-métrage qui fait office de défilé héroïc fantasy, deux minutes réalisées par le designer français Boramy Viguier et qui dévoile sous le titre énigmatique « Lord Sky Dungeon *» sa précollection AH21 avec un tout nouvel imprimé désigné et illustré dans son studio. On y découvre l’actrice et mannequin Paz De la Huerta qui tient le rôle et la tenue de la Reine Lilith combattant des chevaliers. Absolument de circonstance.
Pour Pascal Morand, président de la Fédération de la haute couture et de la mode, « ce contexte ouvre un nouveau potentiel de créativité ». Et quand on reviendra aux présentations physiques, la plateforme numérique mise en place par la Fédération pour accueillir les expressions digitales des nouvelles collections restera accessible dans le temps. Le message fort de la mode ? « On passe à la créativité augmentée. Des réseaux interdisciplinaires de jeunes artistes s’organisent, des talents complémentaires se connectent, et il est certain que ça perdurera au-delà du contexte actuel. Les créatifs ajoutent des cordes à leur arc, et de notre côté, à la Fédération, le travail a aussi évolué. Les liens avec les maisons se sont renforcés, il existe de plus en plus d’interactions entre les métiers, qui fusionnent. Au début, je me demandais si les jeunes créateurs auraient les moyens de s’imposer face aux grandes maisons qui disposent de moyens très importants. Mais au contraire, leurs réseaux artistiques, liés aux marques émergentes, produisent des vidéos de grande qualité et développent des univers forts. »
Show must go on, la forme s’adaptera
Comme beaucoup, Boramy Viguier s’est mis à la vidéo avec le confinement : « Faire de la vidéo n’est pas bien original en soi, mais c’est beaucoup plus riche et complexe qu’un show. En vidéo, on peut incruster des décors, et virtuellement enrichir une histoire. On peut créer de l’anachronisme, développer une vision. Comme j’aime beaucoup le cinéma, me prendre pour un réalisateur pendant un mois, ça me plaît beaucoup. » L’approche pluriartistique a tissé son parcours : Boramy Viguier a commencé sa vie professionnelle dans une galerie d’art, et au gré des rencontres dans cet univers créatif, il s’est intéressé à la mode. Puis un cursus à Saint Martins, inachevé : « Je voulais travailler, gagner ma vie grâce à la mode. » Il est de ceux qui apprennent en faisant : « Je ne crois pas que fondamentalement, une école d’art, ça existe vraiment. On n’apprend pas être artiste. » Pour lui, le format cinéma donne plus d’épaisseur au look, il lui confère une dimension pour agir. « Le runway traditionnel, cube blanc où l’on défile, est sans doute en train de tomber en désuétude. J’espère qu’à l’avenir, les shows auront plus d’effets, de lumière, de dimensions. Tant qu’à faire une présentation, il faut aller loin, pousser la créativité. Il faut autant d’émotions dans un défilé que lorsqu’on va au cinéma ou à l’opéra sinon, autant rester en show-room. » Une alternative : la réalité virtuelle, qui métamorphose la pose.
Ready designer one
Balenciaga, toujours d’avant-garde, a fait pousser ses racines en connexions électrisées : la collection de l’automne prochain (encore un tour d’avance), baptisée « Afterworld : The Age of Tomorrow », a été dévoilée à travers un jeu vidéo interactif. Des spectateurs triés sur le volet avaient été gratifiés de casques de VR depuis leur lieu de confinement, pour s’immerger dans une aventure allégorique située en 2031 (demain). L’univers visuel et les personnages du jeu ont été conçus en photogrammétrie, pour créer des effets de dimensions et de profondeur. À la place d’un front row, un avatar évoluant dans une fiction mythologique d’anticipation. Dans cette collection, Demna Gvasalia a extrapolé des interprétations de bottes de chevalier, et de souliers inspirés des armures et réalisés dans une matière qui évoque l’acier. Le podium droit a vécu, voici le retour de la table ronde. Tandis que Marine Serre déroulait de son côté le fil de son film futuriste fétichiste, « Amor Fati », à l’esthétique puissante de laboratoire mutagène.
Qui perd gagne
Pascal Morand analyse que « les jeunes marques bénéficient d’une certaine façon de ce contexte en gagnant un nouvel accès au public, car leur exposition est immédiate et impactante. Ils travaillent plus "léger", n’ont pas forcément les mêmes problèmes de synchronisation ou de postproduction. Nous devons tous nous préparer à la suite, au retour au physique, avec de nouvelles combinaisons d’arts. Les jeunes marques réfléchissent et anticipent la mode à travers un prisme neuf ».
Quand Boramy Viguier dessine une silhouette, il pense à un personnage de film, à ce qui l’inspire au cinéma. « J’ai d’ailleurs commencé dans la mode en faisant de petits films. C’est là que la mode est la plus créative. "Matrix", par exemple, continue d’influencer la mode. C’est ce qui représente le mieux la mode des années 90, plus que les designers de cette époque. Je m’inspire plus de films que d’archives de "Vogue." » Il prépare sa prochaine collection comme d’autres lancent des trailers : « Après le format "générique de film" de Gucci, je veux produire une véritable histoire, avec un scénario. Mais les vrais personnages du film, ce sont les vêtements. » Grâce ou à cause de la crise Covid, pour Pascal Morand, « nous sommes entrés pour de bon dans le XXIe siècle ».