La prochaine étape ? Des vêtements qui n'existent pas vraiment. Logique ? Pas du tout, mais c'est là tout l'intérêt : bienvenue dans le monde de la blockchain, des NFT et de la mode numérique !
Expressionnisme d’avatar
Il y a quelques années, des influenceurs/euses virtuel·le·s ont fait leur apparition sur les réseaux sociaux, sortis de nulle part, avec des vêtements immatériels superposés en 3D autour de leurs corps tout aussi fictifs. Bizarre ou non, ils sont parvenus à amasser en un rien de temps des millions de followers. Leur succès a ouvert la voie à d’autres croisements entre l’industrie de la mode et l’univers virtuel, notamment les jeux vidéo.
Valentino, Maison Margiela et H&M dessinent désormais une série de looks – des « skins » dans le jargon du gaming – pour les personnages d’Animal Crossing, Nicolas Ghesquière fait de même pour les personnages de League of Legends, Moschino habille les Sims et Balenciaga a créé son propre jeu l’hiver dernier. Simple coup marketing pour certaines maisons, activité essentielle pour d’autres, la mode sans contact, qui n’existe qu’en ligne, devient l’apanage d’une nouvelle génération de créateurs/trices. Un créneau en plein essor, notamment en raison de la forte demande des « digital natives », qui réclament des skins uniques leur permettant de développer et de soigner leur identité virtuelle.
Après plus d’un an passé à la maison, les frontières entre la vie en ligne et hors ligne se sont définitivement estompées ; aujourd’hui, nous passons une grande partie de notre vie professionnelle et sociale en ligne. Les réseaux sociaux et les mondes virtuels ludiques sont devenus les nouveaux cafés, terrains de sport, centres commerciaux et salles de réunion. Des lieux où nous voulons aussi nous montrer sous notre meilleur jour, représentés par un alter ego digne de ce nom – autrement dit, un avatar. Il s’agit d’une apparence numérique qui n’a rien à voir avec le statut ou les conventions, dont l’authenticité est cruciale. Les joueurs et joueuses utilisent des avatars pour exprimer visuellement leurs normes, leurs valeurs et leurs ambitions. Une hache à la main ou en robe de gala Dior, peu importe, pourvu que vous vous sentiez bien dans votre peau numérique.
Sur ce plan, les possibilités créatives des jeux sont infinies, et cette liberté grisante plaît. Oubliez l’image stéréotypée du nerd asocial. Ces dernières années, la communauté des gamers s’est élargie et comprend autant d’hommes que de femmes. Une foule de gens qui ont besoin de créer leur propre identité, et c’est exactement ce que la mode sait si bien faire. Les avatars et les skins offrent une réponse très fluide à la question du genre : vous êtes parfois un homme, parfois une femme, et si vous en avez envie, vous pouvez même être une banane qui parle ou un extraterrestre. Peu importe : c’est de la fantasy, les règles de la logique n’ont pas cours ici. Les connaisseurs appellent cette nouvelle forme d’expression de soi l’expressionnisme d’avatar. L’envie de se faire connaître virtuellement devient si forte que, dans un avenir proche, il sera tout à fait normal de posséder un « double » numérique de son dressing hors ligne.
La ruée vers l’or numérique
Ces prévisions vont de pair avec l’émergence de technologies comme la blockchain et les NFT. Les cryptomonnaies sont l’usage le plus connu de la blockchain, mais il en existe d’autres. La nature décentralisée de la « chaîne de blocs » donne lieu à une gestion démocratique en vertu de laquelle les utilisateurs/trices dictent ce qui peut exister dans l’univers numérique. Ajoutez-y l’idée d’un métavers ultime et ouvert (un monde virtuel qui n’est plus confiné aux limites d’un seul jeu, d’un seul réseau social ou d’une seule marketplace, mais dans lequel les avatars peuvent voyager, communiquer et commercer sans entraves), et vous obtenez un feu d’artifice de créativité.
Les NFT (jetons non fongibles, de l’anglais « non-fungible token ») sont les « blocs de construction » que vous achetez en ligne et avec lesquels vous pouvez modeler entièrement votre expérience. Dans un tel monde, les créateurs/trices de mode pourraient proposer leurs créations directement aux gamers sous la forme de NFT. Ces technologies n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, mais elles annoncent une véritable ruée vers l’or numérique.
Les start-up et agences spécialisées poussent comme des champignons. The Dematerialized, par exemple, est une plateforme qui vend des vêtements numériques sous forme de NFT. En tant qu’acheteur, vous devenez propriétaire d’un fichier source que vous pouvez, en théorie, intégrer à n’importe quoi, de vos photos Instagram à votre avatar Fortnite. En théorie, car, pour l’instant, cette application est limitée aux personnes qui maîtrisent les codes de la mode numérique. Cependant, la technologie devient chaque jour plus accessible, comme en témoigne la success-story de RTFKT. Ce label de sneakers immatérielles apparu en 2020 est devenu rentable la même année. La société est née après que l’un de ses fondateurs a envoyé à un tournoi de League of Legends son avatar chaussé d’une paire de baskets qu’il avait lui-même conçue. Il n’a pas remporté le premier prix, mais a été assailli de questions sur ses chaussures. En collaboration avec l’artiste numérique Fewocious, RTFKT a récemment sorti une collection de baskets en édition limitée, qui a été sold out en sept minutes, générant plus de trois millions de dollars en jetons. Fewocious est un adolescent de Seattle qui, depuis un an, gagne des millions en vendant des œuvres d’art immatérielles. Pour vous donner une idée de l’engouement que suscite la propriété numérique, il a même représenté une vente aux enchères à lui tout seul chez Sotheby’s.
Mutani
Dément ? Réfléchissons-y à deux fois. Il s’agit d’une nouvelle façon de vivre la mode : la fonctionnalité est bannie, tout comme l’idée sacrée selon laquelle nous devrions pouvoir « toucher » les vêtements. De nos jours, tout est question d’expression.
« Quiconque jouait aux Sims à l’adolescence est déjà familiarisé avec cette façon de voir les choses », remarque la designer australienne Shayli Harrison. « J’ai grandi avec la Gameboy, la PlayStation et surtout les Sims. Créer son propre monde et le contrôler complètement, concevoir son compagnon idéal, créer de toutes pièces une version différente de soi-même : c’est incroyable ! L’absence de limites de la mode numérique dans les jeux me plaît : vous n’avez aucune restriction financière, sociale ou matérielle, et vous pouvez construire votre propre idéal personnel. Sans oublier que toutes les audaces sont permises. »
Shayli Harrison, diplômée de l’Académie d’Anvers en 2018, a fondé cette année Mutani, une « creative unitive » qui établit des connexions entre les designers d’avant-garde et les développeurs/euses de jeux, deux secteurs dans lesquels la Belgique est pionnière. « Nous mettons en relation des créateurs/trices avec des développeurs/euses de mode numérique qui possèdent le savoir-faire nécessaire pour donner vie aux créations des stylistes dans le monde des jeux. Le potentiel de la mode numérique est grand, mais esthétiquement, elle manque encore de vision. Et ce, alors que de nombreux créateurs/trices
de talent ne trouvent pas de travail parce que leur vision tranche avec les valeurs du circuit traditionnel de la mode. » Mutani veut rapprocher ces deux mondes, en créant un réseau qui met en relation une sélection de designers IRL (« in real life ») avec des équipes techniques développant des actifs numériques afin de toucher un nouveau public URL (« unreal life »).
« La mode numérique est une bouffée d’air frais pour le secteur, un nouveau canal où tester et lancer des idées innovantes. L’industrie est dans une impasse, le coût écologique et humain des vêtements n’est plus admissible. La durabilité est devenue une caricature, un stratagème pour soutirer encore plus d’argent aux consommateurs/trices. Après leurs études, les aspirant·e·s créateurs/trices s’engagent dans un dédale de stages non rémunérés, mais ils n’ont pas tous les moyens de financer cette situation. La créativité et le talent ne comptent plus. Et celles et ceux qui parviennent à entrer dans “le game” sont contraints de se cantonner aux limites de ce qui est commercialement acceptable. On sent que ça manque d’âme et que le secteur aspire à de la nouveauté, mais dans le système actuel, toute impulsion en ce sens est étouffée dans l’œuf. Bien sûr, il y aura toujours de la place pour la mode hors ligne, mais je pense qu’un canal en ligne où s’exprimeraient des visions plus radicales pourrait sauver tout le secteur. La créativité et le soutien financier qu’apporte l’espace numérique peuvent également donner lieu à une mode plus durable hors ligne. Mutani entend fournir aux talents émergents les outils nécessaires pour mener cette expérience au-delà du statu quo actuel. »
Les sceptiques ont des doutes sur la mode qui n’a pas été confectionnée dans les règles de l’art, avec du fil et des aiguilles – une préoccupation que Shayli Harrison comprend. « J’ai moi-même suivi une formation classique et je préfère travailler avec mes mains. L’Académie est très traditionnelle et encourage la peinture, l’illustration, le collage, le drapage et la sculpture. Ça confère un côté magique au processus de fabrication, et je ne compte pas faire l’impasse sur cette façon de faire. La seule différence est que je vais désormais voir un·e développeur/euse de mode numérique avec mes croquis, tout comme un·e designer traditionnel le ferait avec un·e modéliste ou un·e couturier·e. Dans les deux cas, il s’agit de déterminer comment traduire techniquement une vision créative. »
La nouvelle normalité
Quelle est la prochaine étape ? Aujourd’hui, on ne peut pas se promener à sa guise dans différents jeux avec son propre skin. Toutes les plateformes ne disposent pas du support technique nécessaire, on est généralement limité aux ressources développées par les créateurs/trices d’un jeu spécifique. Toutefois, une technologie en cours de développement permettra de contrôler à 100 % son propre personnage en ligne et ses propriétés, pour se déplacer dans différents métavers avec un avatar personnalisé. « C’est très intéressant », poursuit Shayli Harrison. « J’ai hâte de voir ce que les joueurs et joueuses proposeront une fois qu’ils seront totalement autonomes. J’espère devenir bientôt chasseuse de tendances dans le monde numérique, une sorte de pendant virtuel d’un·e photographe de street style. » Tout comme la rue et une poignée de blogueurs novateurs ont jadis bousculé la hiérarchie rigide de la mode, le trottoir numérique pourrait lui aussi apporter un changement durable.
Les développeurs/euses de mode virtuelle suivent de près les innovations de la réalité augmentée et travaillent déjà avec des lunettes spéciales comme les Google Glass ou les Spectacles de Snapchat qui peuvent donner vie à leurs skins en situation réelle. Des baskets qui prennent feu quand on traverse la rue, un manteau long de plusieurs mètres qui flotte derrière celle qui le porte, une robe qui change de couleur en fonction de la météo : préparez-vous, car fantasy is the new black !
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