“Nous évoluons dans une société où le sexe est partout. (…) Ne pas ou moins participer revient à être tout de suite perçu comme un perdant de la dictature du jouir, un relégué du capitalisme de la séduction. C’est basculer du côté de la honte et d’une prétendue anormalité.” C’est par ces mots que s’ouvre le roman “Les corps abstinents” d’Emmanuelle Richard.
Ici, il ne s’agira pas de parler seulement du tabou de l’abstinence. Le rejet – ou plutôt le désintérêt, car ils ne se privent de rien – est plus profond et plus durable que ça. L’asexualité se définit comme le “fait de ne pas ressentir d’attirance sexuelle pour autrui, de ne pas considérer le sexe comme important et de pouvoir s’en passer sans jamais en ressentir le besoin”. Cette orientation sexuelle concernerait 1 % de la population selon une étude publiée en 2004. Parmi elle, on compterait 62 % de femmes, 25 % de personnes non binaires et 13 % d’hommes. La faute aux injonctions liées à la performance sexuelle masculine ; l’homme n’est-il pas censé être celui qui a toujours envie ? Mais tous ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, en raison du peu de recensements scientifiques récents sur le sujet. La science n’est d’ailleurs pas la seule à blâmer. Rien qu’à la télé, la représentation des asexuels se résume à des talk-shows du style “Ça commence aujourd’hui”, ou des personnages un brin borderline : Todd Chavez dans “BoJack Horseman”, Sheldon Cooper dans “The Big Bang Theory” ou… Bob L’éponge.
Pour gagner en visibilité, l’Asexual Visibility and Education Network (AVEN) a vu le jour en 2001. Dix ans plus tard, ses membres créent l’Association pour la visibilité asexuelle (AVA) dans un triple but : informer sur l’asexualité, faciliter la communication avec les journalistes et chercheurs·euses et faire (re)connaître cette orientation sexuelle. Ils et elles parviennent même à organiser la première Journée de l’asexualité le 26 avril 2013. Depuis la même année, l’asexualité est reconnue comme une orientation sexuelle et plus comme une pathologie par l’Association américaine de psychiatrie.
Pourtant, de nombreux asexuels s’ignorent encore. “De nouvelles personnes viennent s’inscrire chaque jour”, raconte Julien, administrateur du forum AVEN francophone. “Lorsqu’elles découvrent l’asexualité, c’est un énorme soulagement, car elles se rendent compte qu’elles ne sont ni seules ni malades.” Ce qui ne signifie pas que tout le monde est un asexuel qui s’ignore, mais que le spectre des sexualités est beaucoup plus vaste et fluide qu’on ne le pense. Même au sein des asexuels, une large palette de variantes existe. On parle de demisexuel (qui ressent de l’attirance sexuelle uniquement pour une personne envers laquelle il/elle a développé un lien émotionnel fort), graysexuel (qui ressent parfois de l’attirance sexuelle, de façon fluctuante), d’autosexuel (qui n’a d’activité sexuelle qu’avec lui/elle-même). Parmi les asexuels, on distingue encore les romantiques des aromantiques (qui ne ressentent pas de sentiment amoureux). Mais qui sont les personnes qui se cachent derrière ces appellations multiples ?
ESTANCE – 30 ANS
Je suis asexuelle non binaire et plus ou moins homoromantique (attirance romantique envers des personnes du même sexe que le sien, NDLR). L’attirance sexuelle, c’est avoir un très fort désir dirigé vers une personne, non ? Pour moi, c’est juste que cette personne n’existe pas sur cette planète, personne au monde ne satisfait mes critères d’attirance. Certains asexuels parviennent à prendre du plaisir dans des relations sexuelles, même sans désir. Pour moi, c’est juste « ew ! » depuis que je suis enfant. J’ai été élevée dans une famille méditerranéenne assez stricte et patriarcale. Je pensais que j’allais me marier à un homme et avoir des rapports sexuels avec lui, il n’y avait pas beaucoup d’autres schémas possibles. Plus jeune, j’ai songé à devenir nonne, c’était ma parade ultime pour échapper à tout ça. Mais c’est con, je ne crois pas en Dieu !
Quand j’ai annoncé mon asexualité, j’ai dû expliquer à tout le monde ce que c’était. Aujourd’hui, les gamins ont accès à internet. Ton premier réflexe, c’est de te dire que tu as un problème, un blocage. On va te dire que tu as subi un traumatisme ou on va aller checker ton taux d’hormones. On nous bassine depuis des décennies avec l’idée que les relations sexuelles monogames sont indispensables au bonheur, que “le sexe est le ciment du couple”, que c’est comme ça et c’est tout.
Beaucoup nous demandent si on en souffre. Ce n’est pas notre identité qui nous fait souffrir, mais la perception des autres. Je reçois souvent des mails du style “je ne veux pas être asexuel, est-ce que vous pouvez m’aider à me soigner” ou des parents qui cherchent des thérapies de reconversion pour leurs enfants. Malheureusement, beaucoup de médecins et psychologues sont encore mal informé·e·s, il faut absolument arrêter de prescrire systématiquement des médicaments ou des thérapies. Car la souffrance interne est extrême pour celles et ceux que l’on tente d’”aider”.
JULIEN – 36 ANS
J’ai entendu parler de l’asexualité pour la première fois il y a dix ans. Je l’étais depuis toujours, mais je le refoulais. Je me considérais comme sexuel. D’ailleurs, la sexualité m’a toujours intéressé, car elle était très obscure pour moi, je lisais des magazines sur le sujet, des émissions explicatives. Jusqu’au jour où je suis tombé sur deux femmes qui en parlaient à la télé. Je me suis exactement retrouvé dans leur description, ça a été le déclic.
À ce moment-là, le soulagement est extrême. J’exprimais enfin ce que j’avais enterré au fond de moi pendant des années. Aujourd’hui, je me définis comme totalement asexuel. Je suis en couple avec une personne demi-sexuelle, c’est- à-dire qu’elle doit nouer un lien émotionnel très fort avec une personne en particulier pour éprouver de l’attirance sexuelle. Ma compagne a eu plusieurs petits amis avant, mais elle n’éprouvait aucun désir. Aujourd’hui, elle en a avec moi. L’asexualité admet un spectre assez large qui va des personnes qui n’auront jamais aucune attirance sexuelle du tout à celles qui pourront en éprouver un peu à certains moments de leur vie.
Personnellement, je n’ai aucun dégoût pour la sexualité. Je peux même en extraire du plaisir à travers le côté partage, intimité, amour. Pendant un rapport, je me sens rempli de sentiments forts, mais ce n’est pas sexuel. Mon ex était sexuelle et très demandeuse. À l’époque où on sortait ensemble, elle m’avait fait remarquer que je n’allais jamais vers elle, que je ne prenais jamais les devants. Je n’étais pas au courant de mon asexualité à l’époque, alors je me suis un peu forcé avec le sentiment qu’elle n’avait pas tort. J’ai fait semblant d’avoir de l’attirance sexuelle pour elle pour ne pas la faire souffrir, car pour elle, mon manque de désir traduisait à tort un manque d’amour
VALERIK – 36 ANS
Le désir est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à définir, car c’est quelque chose qui m’est totalement étranger. Je dirais que c’est l’envie de réaliser quelque chose, une sorte de besoin. En ce qui me concerne, je ne ressens pas la moindre attirance envers qui que ce soit. L’acte sexuel m’indiffère. D’ailleurs, je n’ai jamais eu aucun rapport sexuel avec personne. Par contre, le plaisir individuel est plutôt agréable pour moi. À ce niveau-là, j’ai même une libido plutôt active je dirais.
Je suis asexuel aromantique. Je ne suis jamais tombé amoureux et je doute de pouvoir le devenir un jour. À nouveau, il m’est très difficile de définir l’amour ou la romance, mais il me semble qu’elle passe par le partage de moments d’intimité émotionnelle, le fait de s’embrasser, de se tenir la main, de se faire des câlins… Je ne ressens pas particulièrement de besoin ni de manque à ce niveau-là. La seule fois où j’ai été en couple était à 18 ans. J’étais curieux. Il a fait le premier pas, mais j’avoue qu’avant qu’il ne me propose qu’on sorte ensemble, je n’avais jamais vraiment réfléchi à la question. Il m’a demandé s’il pouvait m’embrasser et je me suis dit : “OK, pourquoi pas ?” Quant à ce que j’ai ressenti à ce moment-là, j’imagine que c’était… sympa ? Je suppose ? J’ai annoncé mon asexualité à ma mère dans une lettre, en même temps que mon coming out trans. Je me suis dit que, tant qu’à le faire, autant y aller à fond. Elle a eu du mal à avaler la pilule. Elle pense que c’est une phase, que ça viendra plus tard. Elle aimerait avoir des petits-enfants. Je viens d’une famille nombreuse, ça m’a donné envie d’avoir des enfants, de les élever, leur enseigner l’inclusion, l’ouverture. J’aimerais que la prochaine génération n’ait pas à en souffrir autant.
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