À l’ère des mouvements « no bra » et « free the nipples », il serait peut-être temps de s’interroger sur le rapport amour-haine que les femmes entretiennent avec leur soutien-gorge.
« Je suis désolée, mais je m’en fiche si mes seins atteignent mon nombril. Je ne porte plus de soutien-gorge », lançait dans un grand cri du coeur l’actrice Gillian Anderson (« Sex Education », « The Crown »…) en juillet dernier. Même tendance sur la Croisette, où un grand nombre de célébrités ont fait le choix de ne pas porter ce tissu sous leurs robes de soirée, de Mélanie Thierry à Sophie Marceau. Bella Hadid est allée encore plus loin en optant pour une robe Schiaparelli au décolleté si échancré qu’il dévoile entièrement la poitrine, dissimulée uniquement derrière un collier en forme de poumons dorés. Et ce mouvement ne se limite pas à une extravagance éphémère réservée au tapis rouge. Depuis le confinement, le nombre de femmes ayant abandonné leur soutien-gorge a plus que doublé, passant de 3 % à 7 %, selon un sondage Ifop réalisé en juillet 2020 en France sur près de 3.000, personnes dont 1.600 femmes. 18 % des moins de 25 ans ne portent jamais ou presque jamais de soutien-gorge contre 4 % avant le confinement. D’abord dans un souci de confort, mais aussi pour « lutter contre la sexualisation des seins féminins qui impose de les cacher au regard d’autrui ».
Back to the 70’s
En 1968 déjà, les soutiens-gorge – vus comme le symbole d’une société bourgeoise et misogyne – n’étaient pas brûlés comme le veut la légende, mais jetés à la poubelle lors des manifestations féministes américaines. À la même époque, Bianca Jagger se marie seins nus sous son tailleur Yves Saint Laurent. Les femmes se baignent topless à la Côte d’Azur. Sonia Rykiel dessine des pulls plus fins qu’une seconde peau, excluant toute possibilité de porter des sous-vêtements. « À rebours des espoirs de celles qui, dans les années 1970, espéraient pouvoir libérer les femmes des diktats patriarcaux relatifs à leurs “attributs féminins”, on assiste à une intensification des injonctions esthétiques. » On assiste ensuite à ce que Camille Froidevaux-Metterie (« Seins : En quête d’une libération ») appelle une « recorsettisation ». En 1994, Wonderbra fait une entrée fracassante sur le marché mondial avec ses soutiens-gorge ampliformes qui rehaussent les seins. C’est le début de ce que la philosophe et auteure nomme « le scandale du formatage des seins », qui est aussi celui de « leur appropriation par ceux qui savent en faire leur profit et qui empêchent les femmes de les vivre et de les apprécier tels qu’ils sont ». Le sein rond et ferme en demi-pomme avec le téton pointant vers le haut est depuis perçu comme le modèle de désidérabilité ultime. Une idée tellement intériorisée qu’elle soumet automatiquement toute femme à la comparaison. Comment dès lors se satisfaire de ce que l’on a ? Pour la grande majorité de seins hétérogènes, ni ronds ni hauts, la solution reste le soutien-gorge push-up ou rembourré pour les poitrines jugées trop petites, les soutiens aplatissant aux armures réductrices pour celles jugées trop imposantes.
Le sein ou la vulve ?
La possibilité de s’affranchir de ces diktats reste heureusement possible selon l’auteure. Puisque le corps est vecteur de domination masculine, il est aussi lieu d’émancipation. Deux grands mouvements ont d’ailleurs traversé la dernière décennie. Lancé en 2012, #FreeTheNipples réclame que les femmes puissent déambuler torse nu dans l’espace public comme les hommes. Le #NoBraChallenge voit le jour en 2018 pour le confort et pour des raisons féministes. Mais toutes les formes de seins ne peuvent pas aussi facilement être délivrées de leurs carcans de tissu. De plus, « on ne se défait pas aisément de décennies de formatage », constate Camille Froidevaux-Metterie. Elle observe d’ailleurs que les seins ont été peu investis dans les luttes féministes de réappropriation du corps ces dernières années.
On ne se défait pas aisément de décennies de formatage »
À l’inverse, le clitoris connaît une visibilité sans précédent. On le dessine, on le moule, on le cartographie. L’utérus et la vulve ne sont pas en reste, et c’est un grand pas, bien sûr. Mais pourquoi les seins sont-ils globalement restés dans l’ombre ? Les connaît-on trop bien ? Le constat est d’autant plus étonnant que la poitrine regroupe toutes les qualités féminines qui ont « justifié et perpétué la domination masculine » : symbole de maternité, étendard de la féminité et préliminaire sexuel.
Cachez ce sein
Si le rapport des femmes à leur poitrine est si ambigu, c’est aussi parce qu’elle demeure impossible à occulter. Elle s’impose constamment pour rappeler que le corps féminin est une enveloppe sexuelle et maternelle. « Quand les seins poussent et que les règles surviennent, qu’elles le veuillent ou non, les filles deviennent aussitôt des objets sexuels aux yeux du monde », écrit Camille Froidevaux-Metterie. Comment sortir sans craindre ni les regards appuyés ni les remarques déplacées ? Commence alors une longue histoire de subordination face à laquelle la solution est la dissimulation. Parmi les témoignages, un même constat revient d’ailleurs : le soutien-gorge, on est mieux sans, sauf quand il s’agit de sortir de chez soi. « J’adore ne pas en mettre, peu importe ce que je porte. Mais quand je sors, je regarde toujours si c’est plus ou moins OK, ça me gêne qu’on puisse voir mes tétons pointer » (Ophélie, 26 ans). « Je ne porte jamais de soutif quand je suis chez moi. Je trouve ça chiant, ça serre, c’est pas confo. Mais j’en mets un quand je sors. Une fois, j’ai mis un soutien-gorge transparent en dessous d’un t-shirt blanc. On voyait mes tétons, et ma pote a insisté sur le fait que c’était hyper transparent. J’étais là : “Oui, je sais” » (Isabella, 30 ans). Dans le même sondage Ifop, un chiffre interpelle particulièrement : 48 % des répondants pensent qu’une femme ne portant pas de soutien-gorge prend le risque d’être harcelée, voire agressée. Pour 20 %, le fait qu’une femme laisse apparaître ses tétons sous un haut devrait même être, pour son agresseur, une circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle. « Si nous l’avions oublié, on se charge quotidiennement de nous rappeler que les tétons restent scandaleux et socialement inacceptables. » Sur les réseaux, impossible de poster un sein sans être censuré·e. L’allaitement en public provoque lui aussi l’ire publique. Almodóvar est parvenu à combiner les deux dans une affiche montrant un téton « pleurant » une goutte de lait. Une image immédiatement supprimée d’Instagram.
Les seins ont-ils besoin d’être soutenus ?
« Les femmes n’ont pas toujours porté des soutiens-gorge. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, elles ont même passé bien davantage de temps sans qu’avec. » Marilyn Yalom (« A History of The Breast ») raconte que c’est au XIVe siècle que s’est pour la première fois posée la question du soutien de la poitrine, lorsque les femmes ont échangé leurs robes amples pour des cottes plus ajustées. Le premier brevet du soutien-gorge tel qu’on le connaît aujourd’hui a d’ailleurs été déposé en 1898 seulement. Avant cela, on ne se souciait guère de savoir si les seins allaient finir en « gants de toilette » ou non. Aucune étude scientifique ne démontre d’ailleurs les bienfaits du soutien-gorge sur la poitrine. Une étude publiée en 2013 et réalisée sur près de 320 femmes et plus particulièrement sur une cinquantaine d’entre elles âgées entre 18 et 35 ans pendant 15 ans affirme même le contraire. Le Dr Jean-Denis Rouillon observe que « le soutien-gorge empêche le tissu musculaire de travailler, ce qui accélère le vieillissement du sein ». À l’inverse, « la fermeté et le raffermissement des seins s’améliorent sans soutien-gorge ». Le chercheur a cependant reconnu qu’il s’agissait d’une étude préliminaire qui ne valait pas pour toutes les « situations » de seins.
La même année, une étude de Laetitia Pierrot (« Évolution du sein après l’arrêt du port du soutien-gorge, étude préliminaire longitudinale sur 33 sportives volontaires ») s’est penchée sur les effets d’un arrêt total du port du soutien-gorge lors de la vie quotidienne et sportive. Ses conclusions ? Après quelques mois de sport sans soutien-gorge, l’inconfort perceptible au départ chez ces jeunes femmes âgées de 18 à 25 ans s’est estompé (et a disparu chez 88 % d’entre elles au bout d’un an), tandis que le sein s’est adapté et s’est redressé. Le soutien-gorge, un faux besoin ? « Ces études ont été réalisées chez des femmes jeunes. Difficile de comparer une personne à une autre : le type de tissu mammaire, la qualité de la peau, les antécédents de grossesse, d’allaitement, la ménopause… », tempère la Dre Isabelle Jeanjot, gynécologue et coordinatrice de la clinique du sein à l’hôpital de Braine-l’Alleud. Elle reconnaît cependant que ces études ont le mérite de soulever la question. « Nous manquons de chiffres sur le sujet. Nous ignorons l’influence réelle du soutien-gorge sur la ptose (chute des seins, NDLR) et pourquoi certaines femmes en ont et pas d’autres. Pour moi, il n’y a aucune obligation d’en porter, même dans le sport, c’est uniquement une question de confort personnel et d’esthétique », affirme-t-elle. « Les femmes avec une grosse poitrine subiront forcément plus la gravité lors des à-coups dans le sport. Elles auront aussi plus fréquemment des douleurs de dos, mais même si le soutien-gorge va aider, elles continueront d’en avoir avec. Ma seule recommandation est de porter un soutien-gorge à la bonne taille, qui ne fait pas de marques et donc ne comprime pas. Je rencontre trop de patientes qui ne portent pas le bon soutien-gorge. »
Le mouvement « no bra » renvoie finalement à un désir largement partagé chez les femmes : celui de la libération de leur corps. Se réapproprier ses seins, c’est aussi les remettre à leur juste place d’organes érogènes de désir, et non « simples objets destinés à satisfaire le désir masculin ». Finalement, la liberté c’est aussi de choisir, au risque de remplacer une injonction par une autre. Il y a par exemple celles qui adorent la lingerie, ou qui préfèrent simplement la forme de leurs seins dans un soutien-gorge. De plus, les modèles sans armatures permettent aujourd’hui des alternatives ultra-confortables et qui adoptent la forme naturelle du sein. « J’aime me sentir soutenue. Je pense que c’est une question d’habitude. À part pour dormir, j’ai toujours porté un soutif. Je sais que les meufs se sentent oppressées d’en mettre, mais moi je trouve ça plus joli » (Camille, 27 ans). Dès lors, la seule question qui demeure est de savoir si le fait de montrer ou de laisser deviner ses seins deviendra un jour un non-sujet…
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