Les créateurs et créatrices de souliers belges sont peu nombreux/euses, les écoles (presque) inexistantes, mais les vocations foisonnantes. Alors, comment lancer sa marque en Belgique ?
« Je ne pense pas que la Belgique soit un climat idéal pour devenir un·e designer de chaussures, contrairement à l’Italie qui regorge d’écoles », nous explique Virginie Morobé, qui a lancé sa marque éponyme en 2015. « Il n’y a pas tellement de formations. Il y a Sint-Niklaas, en cours du soir. La bonne chose, c’est que celles et ceux qui le font sont vraiment passionnés. Il faut beaucoup de motivation. » Et sans doute une certaine vocation. Il y a 25 ans, Virginie faisait ses premiers pas dans l’univers de la chaussure, mais ce n’était pas un hasard. Elle avait ça dans le sang. « J’étais en deuxième année de droit et j’ai fait un stage de vacances au sein d’une marque de chaussures, et je me suis tout de suite dit que c’était ma voie. Ma maman a toujours aimé la mode, elle avait une boutique. J’ai été baignée là-dedans ! » Après son stage, elle ne retourne pas sur les bancs de l’université. Elle est engagée par la marque et apprend son métier sur le tas. Elle devient rapidement directrice artistique et reste vingt ans au sein de l’entreprise jusqu’à ce que le vent tourne. Elle décide alors de quitter le groupe pour lancer une collection qui lui ressemble. C’est son mari qui l’encourage à se jeter à l’eau. Ensemble, ils décident de créer Morobé. « Lancer une marque va tellement au-delà du design : la production, le pricing, le financier. Il faut tellement plus qu’une vision créative : il faut des compétences marketing, en business. Penser un design ou le produire, ça n’a rien à voir ! »
Un aller-retour pour l’Italie
Olivia Couvreur a choisi une autre voie, celle de l’Italie. Elle s’est envolée pour une formation de huit mois à Cercal, une école située à San Mauro Pascoli, près de Rimini. « J’avais 26 ans quand j’ai commencé mes cours, en 2017. C’était très intensif du lundi au samedi, et ensuite j’ai fait mon stage chez Tod’s. J’y ai vraiment eu les outils nécessaires pour apprendre à faire mes chaussures de A à Z, des dessins au moulage, la réalisation technique du prototype. Mon stage a consolidé mon expérience, car j’ai pu voir le développement du dessin à la chaussure finie. » Après ce stage, Olivia trouve le courage de refuser un emploi prometteur chez Tod’s pour lancer sa propre marque. Son idée est simple : faire des escarpins élégants et confortables. Il lui faudra tout de même six mois pour la concrétiser. « Pendant mes études, j’avais vu qu’en général, les chaussures élégantes étaient toujours faites avec des semelles en carton dur et en fer, je trouvais ça bizarre qu’on se promène toute une journée là-dessus (rires). J’ai donc décidé de faire une recherche à la rencontre des usines de semelles pour trouver une solution afin de les rendre plus confortables. Italie, Allemagne, États-Unis, j’ai abouti dans une entreprise qui fabrique des éléments de sneakers que j’ai ensuite intégrés dans une chaussure avec une fabrication italienne. Combinés à un talon de maximum 5 cm pour que le poids du corps soit bien équilibré entre le talon et l’avant du pied. » En 2019, elle lance Cara Rosa qui signifie « chère Rosa » en hommage à sa grand-mère qui lui a transmis son amour du soulier. Dans la foulée, elle ouvre sa boutique à Courtrai qui propose une quarantaine de références. Avec ses modèles intemporels et sa semelle de baskets, elle a réussi à trouver un créneau qui lui permet d’en vivre. Mais tout n’est pas encore fait ! « On est connus localement dans la région de Courtrai, mais on essaye de s’élargir en Belgique et au niveau international. Je pense que ça va me prendre encore un peu de temps pour trouver ma signature, je dois encore évoluer et affirmer mon style. »
Design de chaussures, un métier d’artisans
Virginie Morobé a mis trois ans et demi pour trouver sa signature, une broche en cuir tressé. C’est l’aboutissement d’un long processus créatif, mais surtout technique. « Quand on n’est pas dans ce métier, on ne s’en rend pas compte », explique Virginie. « Il y a une usine qui fait la forme (si tu veux un bout rond, par exemple), une usine qui fait le talon, une usine qui fait la semelle extérieure, puis l’usine qui fait la semelle intérieure et une fois ces pièces assemblées, on va dans une autre usine pour produire la chaussure. Plus celle-ci est haut de gamme, moins il y a de retouches, tout est conçu au millimètre près. D’ailleurs, les ouvrier·e·s ont en moyenne 50 ans avec un degré de compétence énorme, tout est fait à la main. » Est-ce que c’est confortable ? Est-ce que le cuir peut rentrer entre les semelles ? Quand il y a des défis techniques, il faut une ouvrière hautement qualifiée pour venir à la rescousse et ce genre de profil n’existe pas en Belgique. Morobé produit au Portugal, Cara Rosa en Italie. Il y a tellement de personnes nécessaires à la réalisation, avec un tel degré de formation, ce serait impayable chez nous. « L’investissement est énorme pour lancer tes formes, tes talons et ensuite faire les prototypes. Chez Morobé, nous avons notre propre talon, le moule coûte 1.000 euros par pointure. Si tu veux lancer une marque demain, tu as besoin d’au moins 250.000 euros, sans parler du marketing parce qu’il faut que les gens arrivent jusqu’à ta marque. »
Le dernier bastion belge
Mais tout n’est pas perdu pour la Belgique. À Saint-Nicolas, en Flandre-Orientale, une école de mode fait de la résistance et propose une audacieuse formation en cours du soir. En 2005, la styliste Ellen Monstrey lançait un département chaussures à l’Academie Beeld Sint-Niklaas, dite « Sint-Niklaas ». Un an après son lancement, Anne Poesen prend la tête du département. Cette ingénieure architecte rentre d’Italie après une formation à l’Ars Arpel Milano. Prof et consultante pour des marques (comme Morobé), elle n’a pas l’envie de lancer sa marque. « Il y a 15 ans, à mon retour en Belgique, j’ai tout de suite commencé à travaille à St-Niklaas le soir et, en tant que free-lance, la journée. J’ai pu voir la réalité du terrain le jour et la créativité sans limites, la nuit. Ces deux aspects sont vraiment magnifiques, j’aime leur combinaison et je suis très occupée comme ça (rires) ! Je n’ai pas le temps de créer ma propre marque : les choses à gérer en tant qu’entrepreneur sont si importantes, bien plus que le design, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je préfère penser aux matières, aux formes, à la façon dont on peut repousser les limites et expérimenter. C’est ce que j’aime faire avec mes étudiant·e·s, le travail en groupe est très enrichissant. J’ai donc 31 étudiant·e·s répartis sur six ans de formation. Ils/elles ont chacun·e leur style, et c’est incroyable de voir à quel point ils sont passionnés. » Dix heures par semaine, ils apprennent à concevoir une chaussure, à réaliser un prototype, à comprendre la technique de production, choisir la matière, utiliser un laser, les machines, auprès d’Anne et de son collègue, Hans De Clercq. « Dans une usine, la fabrication requiert au moins 80 étapes (une vingtaine de machines) et tout est fait à la main », précise Anne. « Nos étudiant·e·s sont capables d’expliquer à des fabricant·e·s comment réaliser leur idée. Il est important d’avoir les compétences techniques pour gagner le respect de ses collaborateurs/trices. Il sera toujours plus facile de convaincre un·e partenaire en faisant un prototype. Sans oublier que, au-delà de la complexité technique, il faut, au final, proposer une chaussure avec laquelle on puisse vraiment marcher ! » Résistant, stable, confortable sont les maîtres mots. Pour les sortir de l’atelier, Anne organise, tous les trois ans, un voyage en Italie où les étudiant·e·s visitent la tannerie Stefania, la foire aux cuirs Lineapelle et l’usine de chaussures de Chanel. De quoi nourrir leur curiosité et créer un contact (précieux) avec des fournisseur·e·s. Depuis la reconnaissance officielle de la formation, il y a trois ans, les étudiant·e·s peuvent également faire une spécialisation grâce à un programme concocté sur mesure. Cela peut être, par exemple, une assistance pour lancer leur propre marque.
Nele Huysmans a commencé à travailler sur sa marque 0505 quelques mois avant la fin de son cursus, en 2019. Des chaussures élégantes, minimalistes, colorées avec, pour certaines, une couture contrastée qui les distinguent. C’est un concept d’édition limitée que l’on peut aussi précommander à un tarif avantageux quand elle lance son nouveau modèle. « J’en ressentais le besoin », explique-t-elle. « J’avais recommencé à faire des petites peintures, des formes abstraites ou des paysages et l’idée m’est venue de les mettre sur des espadrilles. Quelque chose de simple, mais que je n’avais jamais vu auparavant. C’était comme me sentir à 100 % moi-même, je n’ai pas pensé à un business plan ou à mon public cible, je pensais juste à moi et à ce que j’adorerais voir défiler sur mon feed ! Avec le recul, c’était une façon très authentique de présenter mon travail. » Mais lancer sa marque, c’est compliqué. Il faut un support financier, une équipe pour gérer l’aspect business et marketing, autant de choses qui ne s’apprennent pas pendant la formation. « Au moins mes économies avaient un but (rires) », raconte Nele. Combien faut-il d’ailleurs pour lancer une marque de chaussures ? « C’est une bonne question et je n’ai pas la réponse exacte, tout dépend de la dose de design des pièces. Je suggérerais de trouver un moyen de se développer de manière organique à la fois financièrement et pour la communication, cela permet aux gens et aux boutiques d’avoir le temps de vous connaître. Mais si vous voulez y aller à fond, il faut compter au moins 100.000 euros pour la première année. » Nele arrive enfin à devenir rentable après avoir affronté les difficultés liées à la Covid. Elle est persuadée que l’on peut toujours percer, même en Belgique. « Est-ce que la Belgique est un environnement propice à une marque de chaussures ? Je dirais : “Pourquoi pas ?” Ce n’est pas pire ni mieux qu’ailleurs dans une industrie déjà surchargée. Si on a une jolie histoire à raconter et que l’on propose un produit qui n’est pas encore sur le marché, il y aura toujours une place pour nous ! »