Il y a trois ans, l’on découvrait Claire Laffut et son regard mutin, à peine voilé par l’incrédulité, qui nous dévisageait dans le clip de « Vérité ». Une jeune fille inconnue, la silhouette diaphane, qui chantait sans en avoir l’air, sans trop savoir quoi faire… En quatre minutes, on tombait sous le charme, sans trop savoir pourquoi… À part que Claire semblait déjà modeler son univers, par traits fins, telle une peintre d’art naïf : on se disait alors que sa vérité éclaterait au grand jour, et le jour est arrivé. À l’horizon de Claire aucun nuage : juste ce grand « Bleu » dans lequel on meurt d’envie de plonger. On y va ?
Ton album s’intitule « Bleu » : bleu comme quoi ? C’est à la fois le froid, le spleen, la mélancolie, mais c’est aussi la couleur du ciel, de la mer… Et la couleur préférée de la majorité des gens.
C’est un mot qui a énormément de sens caché, mais pour moi c’est d’abord être « une bleue » : une débutante. Puis il y a le belgicisme « Je suis bleu·e de toi » : je suis amoureuse de toi… Une expression qu’on n’utilise pas en France alors que moi je la dis tout le temps ! Sinon, oui, cet album je l’ai fait comme une mer déchaînée : j’étais si euphorique quand je suis arrivée à Paris, j’y ai rencontré tant de monde, j’y ai vécu mes premières histoires d’amour… Ensuite, tout doucement, la mer s’est calmée, je suis moins sortie, je me suis apaisée : c’est comme ça que s’est construit l’album.
Bleue comme néophyte, donc ? C’était important pour toi de prouver ta légitimité en tant que chanteuse ?
Ben, ça m’a pris du temps ! Quand je suis arrivée avec « Mojo » (au printemps 2018, NDLR), je me suis retrouvée directement sur scène, en interview, alors que je ne savais même pas qui j’étais. Ce que je voulais raconter. Cet album, c’est un peu ma vingtaine à Paris. Mes années d’insouciance et d’aventures… Même si je suis encore jeune !
Quelle est la différence entre la Claire de 2018 et la Claire de 2021 ?
Un peu plus réfléchie. Un peu plus mature. Je me sens moins perdue… Je sais ce que je veux faire en fait !
Le bleu, c’est aussi une référence à ton univers de peintre ?
Oui ! En 2018, j’avais réalisé deux œuvres de 6 mètres de long pour accompagner la sortie de « Vérité » (son tout premier single, NDLR), et je les ai utilisées pour la cover de l’album. Et comme elles étaient bleues, ça tombait plutôt bien ! C’est Charlotte Abramow (photographe et réalisatrice belge, connue pour ses clips d’Angèle, NDLR) qui s’est occupée de l’artwork. On est amies depuis l’adolescence.
En quoi la peinture influence-t-elle ton travail de musicienne ?
C’est un peu ma bulle intime… J’ai l’impression qu’à travers elle se trame quelque chose de l’ordre du mystère, de l’onirique, que je ne trouve pas dans l’image ou la vidéo par exemple… Elle vient en renfort de mes textes et de mon interprétation : comme si elle me permettait de pousser l’imaginaire de mes chansons.
Tu vois ça comme un tout ?
Oui, et d’ailleurs, j’espère avoir mes peintures sur scène, pour pouvoir me noyer dedans (rires) ! En fait, j’ai toujours envie de faire mille choses à la fois (pour rappel, Claire a toujours aimé varier les plaisirs : on se rappelle aussi de sa ligne de tattoos éphémères « Laclaire » lancée en 2014, NDLR). J’aimerais bien aussi me lancer dans le design ! Et monter une expo de mes peintures… Bref, c’est un peu compliqué parce que je manque de temps et que je n’ai pas encore d’assistants comme Jeff Koons (rires) !
À la base, je ne me suis jamais dit que j'allais devenir chanteuse : on s'est d'abord intéressé à moi parce que j'avais fait un peu de mannequinat, parce que j'était une "meuf cool"...
Du coup, il émane de ton disque un vrai sentiment de liberté. Toi qui viens d’un petit village en Wallonie (Moustier-sur-Sambre), la musique — comme toutes tes autres activités — te sert-elle d’échappatoire ?
Oui, j’avais vraiment envie d’évasion, parce que j’ai grandi dans cette zone industrielle… Mon père bossait tout le temps sur des chantiers, y avait des tas de pneus partout, des gitans… Et moi, à un moment donné, j’avais envie de magie, de beauté, de couleur, de chaleur… Mais aujourd’hui, j’adore y revenir. Parce que je me sens vraiment belge. Je me suis d’ailleurs installée à Bruxelles, là. Mon atelier se trouve ici… Paris, ça me soule maintenant (rires) !
Le jour de la sortie de « Bleu », tu remerciais tes parents sur Insta pour « t’avoir poussée à t’inscrire à la petite académie » de ton village. C’était ça selon toi l’élément déclencheur de ta carrière ?
Disons que l’académie, ça m’a appris les bases, mais je trouvais justement que ça manquait de liberté… Tandis que le dessin et la peinture, j’en ai toujours fait de façon autodidacte, surtout quand je m’ennuyais en cours ! Et puis, la danse classique, c’était pour moi une manière de ressentir la musique à travers le mouvement, j’adorais vraiment ça… La musique est venue après, quand je vivais cette vie de bohème à Paris : un jour, je me suis retrouvée dans un studio à jammer avec des potes, et là j’ai chanté pour rigoler… Sauf que j’ai senti qu’il se passait un truc très important, qui m’attirait vraiment, inévitablement. J’en tremblais tellement c’était fou ! Alors qu’à la base je ne m’étais jamais dit que j’allais devenir chanteuse : on s’est d’abord intéressé à moi parce que j’avais fait un peu de mannequinat, parce que j’étais une « meuf cool »… Mais en vrai, j’ai bossé à mort pour que ça tienne la route. Ce n’était pas évident de commencer la musique à 22 ans.
As-tu des modèles, des musiciennes, des peintres, qui t’ont inspirée dans ton itinéraire ?
Lizzy Mercier Descloux ! Je ne la connaissais pas du tout, et puis j’ai lu sa bio (« Lizzy Mercier Descloux - Une éclipse » de Simon Clair) et je me suis reconnue grave en elle ! Parce que la meuf, elle s’est barrée de chez elle (Paris) pour aller à New York, elle dormait aussi comme moi à droite à gauche, puis elle a fini toute seule en Corse pour peindre… Et c’est une pionnière de la world music ! Sinon j’aime bien Frida Kahlo, il y a tant de chaleur et de poésie qui se dégagent de ses peintures…
Musicalement l’album offre d’étranges mélanges : y a de la world justement, des rythmes afros, caribéens, du r’n’b, de la pop, du bleu comme Daho…
Y avait cette envie de chaleur et d’ailleurs, et puis j’aime bien les choses qui groovent ! C’est la musique que j’écoute : j’aime bien quand c’est dansant. Par contre, ce qui est bizarre c’est que pour une meuf qui voulait être danseuse plus jeune, j’avais complètement zappé que je savais vraiment danser (rires) ! Dans le clip d’« Hiroshima », je suis en mode choré à fond, donc quelque part j’y reviens un peu… Comme si la boucle était bouclée.
Et sur des titres comme « Adrénaline », on sent l’influence du rap : ton phrasé rappelle celui de Booba, mais le Booba lover, auto-tuné… Tu le kiffes ou pas ?
Ben, c’est complètement l’inspi ! « Hiroshima », j’avais mis un gros auto-tune en studio et j’imitais le flow de Booba, et c’est comme ça qu’est né le morceau ! J’adore Booba. J’ai grandi avec le rap et le r’n’b des nineties, mais sinon la musique qui m’a vraiment forgé, c’est plus Amy Winehouse, la soul, le reggae…
Je ne trouvais pas trop ma place dans le féminisme...
Parlons d’un autre tube de l’album : « Sororité ». C’est un mot très à la mode… C’est même devenu une sorte de mot d’ordre, non ?
En fait, je ne trouvais pas trop ma place dans le féminisme… On me demandait tout le temps ce que je défendais en tant qu’artiste, et moi j’avais envie de prendre mon temps pour y réfléchir : que ce soit un truc que je ressente et qui fasse sens. Bref, je me suis demandé ce que ça signifiait, d’être féministe, et je me suis rendu compte qu’on parlait tout le temps d’égalité hommes-femmes mais jamais des rapports de femmes à femmes : j’ai donc commencé par ça. C’est un mot qui me plaît, et qui m’a fait comprendre qu’en fait j’en avais marre d’être jalouse des autres filles. Que ce soit chez moi dans ma famille ou dans la musique, il y a tout le temps des ragots entre meufs – et dans le mannequinat je ne t’en parle même pas (elle soupire) ! C’est un truc qu’on te met dessus, et moi j’en avais vraiment marre… Et puis un jour Yseult a créé un groupe Whatsapp avec toutes les chanteuses de France, on était genre 60, et on a commencé à parler, en fait. Parce qu’on se parlait pas. Si l’une d’entre nous se fait harceler par exemple, comme Hoshi sur les réseaux sociaux, on monte toutes au front et on se soutient.
Tu trouves que les femmes artistes ne collaborent pas assez entre elles ?
Bah de ouf ! Ya pas de feats entre meufs… Enfin, c’est rare quoi ! Garçon-fille oui, garçon-garçon oui, mais fille-fille, y en a pas beaucoup quand même ! Il y a juste eu Maurane et Lara Fabian (rires) !
Et quand tu chantes « Moi-même j’étais naïve, on m’a retourné le cerveau », ça veut dire quoi ?
Quand tu débutes et que tu débarques dans les maisons de disques, des mecs qui te disent des trucs du genre « Tu ne plairas jamais au public parce que tu viens de la province » ou « T’es trop belle on n’y croit pas » ou « Tu ne peux pas faire de la musique et de la peinture en même temps »… Pfff, on s’en bat les couilles, en fait. C’est relou et c’est pas nécessaire. Surtout quand tu es en train de te chercher. Puis on te met en rivalité avec Angèle, « La nouvelle Angèle »… Bref, il faut rester focus et ne pas se perdre. Je déteste quand on pense savoir mieux que moi ce que je veux, ça me rend dingue (rires) !
En quoi la musique et l’art en général peuvent soigner les bleus ?
Ça remplit les sens, en fait. Ça parle au cœur et à la tête. Parfois, c’est difficile, parce que mes textes sont très personnels : c’est mon journal intime… C’est comme si je ressassais tout le temps de vieilles histoires d’amour, mais en même temps, ça m’aide à marquer mes états d’âme et à voir que j’avance… Et puis mettre une certaine poésie sur ce qui s’est passé, ça fait du bien. Il y a toujours un message d’espoir à la fin.
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