Un même nom pour vendre tant le prestige des vêtements que l’accessibilité du maquillage. Pour de nombreuses marques, lancer un parfum ou séduire un nouveau public à travers des vernis à ongles constitue un argument économique décisif. Mais comment naît l’odeur du succès ?
Il y a cent ans, pour la première fois, un couturier – une créatrice en l’occurrence – donnait son nom à un parfum. Gabrielle Chanel, femme d’affaires avisée, lançait son légendaire n° 5, marquant le début des liaisons fructueuses entre mode et cosmétiques sous le même logo. Eugénie Briot, responsable des programmes de l’école de parfumerie Givaudan et historienne du parfum, rappelle que « depuis le début du XXe siècle, les fragrances et les cosmétiques représentaient pour les marques de couture une stratégie de diversification de leur clientèle, pour fidéliser des consommateurs moins fortunés ».
L’essence d’une maison
Pour l’experte, « l’imaginaire d’une maison de couture est tellement puissant, et le storytelling autour des marques de parfum tellement nécessaire, que l’équilibre de certaines maisons s’est naturellement reporté de la couture vers leurs flacons. Le chiffre d’affaires a même souvent dépassé la mode, tout comme l’impact de l’image ». La raison ? La force des canaux de distribution et de communication. « Dans les années 80-90, la télévision a représenté une partenaire décisive pour les campagnes de pub. L’univers des parfums a si efficacement imprégné la rétine de toute une génération qu’il en a parfois fait oublier la mode. » Autre facteur d’attractivité qui joue en faveur des parfums, quand on ne peut pas s’offrir une robe Christian Dior : « La couture, c’est plus obscur, on n’en connaît pas spontanément les prix, alors qu’un flacon de 100 ml, on en a une idée plus précise, et il est forcément plus accessible. » Certaines maisons de couture n’ont finalement plus existé que par leur activité de parfums. Eugénie Briot évoque Robert Piguet, chez qui la fabrication de vêtements s’est arrêtée, mais les parfums – de niche – existent toujours. C’est également dans une certaine mesure le cas de Jean Patou, dont les emblématiques « Joy » ou « Mille » ont perduré presque 40 ans après la cessation puis la reprise de la couture. Une passation de marché due au fait que « peu de maisons possèdent à la fois la mode et la parfumerie, qui se fait souvent à travers des licences, parce que le développement de ces produits est spécifique et possède ses stratégies propres, avec une cible commerciale différente ».
La matérialisation d’une identité
Avant cette perméabilité des disciplines de la beauté, textile ou cosmétologique, les parfums avaient, par essence, peu de représentation : « Le fait de pouvoir y associer l’imaginaire de la maison de couture a représenté un immense avantage. Pour Chanel, c’était le noir et blanc, la modernité absolue, le minimalisme. Elle possédait une prévalence sur le terrain du visuel. Or, le XXe siècle est celui de l’image, de l’impression couleur, de la télé. Exister visuellement, grâce à la mode, c’est avoir un énorme avantage. C’est pourquoi les couturier·e·s vont petit à petit l’emporter sur celles et ceux qui n’étaient “que” parfumeurs, et qui ne bénéficiaient pas d’une image aussi forte, parce que le parfum lui-même est un produit évanescent. » Cependant, et parce qu’il est question de sensorialité avant toute réflexion marketée, il est fondamental que le parfum colle à la maison. Chantal Roos est créatrice de parfums, responsable du lancement des plus grands succès de la parfumerie française et internationale. « Pour moi, le parfum doit être le prolongement du geste du créateur. C’est pourquoi, dans toutes mes missions, je me suis toujours tenue auprès d’eux. »
Le parfum de la passion
Dans son sillage, et si l’on ne devait choisir que quelques gouttes de ses réalisations, Paris, Opium et Kouros de Saint Laurent, le Mâle de Gaultier, l’Eau d’Issey, des collaborations étroites avec Stella McCartney, Tom Ford, Alexander McQueen, dont elle parle encore avec une émotion composée d’amour distillé, l’appelant « Lee » (son premier prénom), quand elle évoque leur collaboration pour la conception du parfum Kingdom, dont le flacon était un cœur coupé, à vif, « comme l’homme qu’il était ». Chantal Roos accompagne ses fragrances comme un manager soutient ses artistes, de la conception de la senteur sous l’égide de nez expérimentés jusqu’à la stratégie de publicité. Du flacon au photographe. Elle a travaillé avec Irving Penn et Helmut Newton, œuvrait aux côtés d’Yves Saint Laurent : « C’était un homme sensible, à l’écoute, qui nommait lui-même ses parfums. Il savait qu’ils devaient être le prolongement de sa maison, que les clientes devaient tout de suite reconnaître son identité. Il a voulu une ligne de cosmétiques parce qu’il estimait qu’il manquait un visage à la femme qu’il habillait. Il créait en osmose. » Pour Issey Miyake, la création du premier opus a nécessité de remarquables talents de conteuse… et de psychologue : « Il n’aimait pas les parfums, qu’il considérait comme une invasion de l’espace de l’autre. En revanche, il adorait l’eau, et toute la notion de purification qui l’entoure. Je suis donc partie de cette sensibilité pour imaginer un parfum atypique, un défi au lancement, alors même que Issey n’était pas encore très connu en France. » L’Eau d’Issey, composée avec Jacques Cavallier-Belletrud, nez grassois superstar, s’est rapidement positionné comme l’un des best-sellers de la décennie 1990. À l’instar d’une « productrice » qui permet l’émergence et la diffusion de talents multiples, cette femme de patience à l’odeur de sainteté a aimé et protégé des hommes complexes et sublimes.
La stratégie des créateurs-parfumeurs
Francis Kurkdjian, cofondateur avec Marc Chaya de sa maison de parfums éponyme en 2009, est également le compositeur – parce qu’il orchestre ses fragrances comme des symphonies d’émotions – du Mâle de Jean-Paul Gaultier (n° 1 des ventes en Europe pendant 15 ans), de Fragile du même couturier et de nombreux parfums pour Elie Saab, Burberry, Christian Dior ou Yves Saint Laurent. Il souligne que contrairement à la couture, saisonnière, un parfum qui se hisse parmi les meilleures ventes permet de réaliser des bénéfices constants année après année, sur des décennies parfois. « Un parfum ne se démode pas en six mois, mais il est aussi bien plus cher à lancer qu’une collection de mode. » Une recherche de pérennité et de rentabilité qui a commencé après-guerre, lorsqu’on a développé l’industrialisation de la production et que l’amélioration des conditions sociales a mené à l’augmentation du salaire de la main-d’œuvre, donc à moins de bénéfices pour les ateliers de couture. « On est passé du flacon soufflé à la bouche à la fabrication en série, et du dessin des étiquettes à l’impression automatisée. En 1936, avec les congés payés, Patou a lancé son ambre solaire, et Carven créé son premier parfum en 1945. Ont embrayé Lanvin, Dior, Rochas… et les autres. Après le choc pétrolier des années 70, les accessoires ont commencé à exploser et entraîné les parfums dans leur dynamique. Là, ils ont fait la fortune des créateurs. Aujourd’hui, une marque de mode est consacrée quand elle a son parfum, car c’est l’accessoire le plus démocratique, populaire qui soit. » Concernant le pôle cosmétique des grandes marques de prêt-à-porter, ce qui compte n’est pas tant le chiffre d’affaires que la rentabilité : « Le parfum, c’est une question de marges. » Peu importe le flacon, pour peu qu’on ait les parts de marché.
Quand les parfums rachètent la mode
La société de parfumerie Puig possède entre autres Nina Ricci, Paco Rabanne et Dries Van Noten. Pour Eugénie Briot, « cette démarche de s’offrir des marques de mode s’inscrit dans une forme de démocratisation du luxe. L’atout des maisons de parfums est d’avoir développé un précieux savoir-faire et un savoir vendre, des compétences en marketing, en image, qu’il est intéressant d’étendre à des marques de prêt-à-porter, éventuellement associées à des collections de haute couture ». À l’heure d’une crise dans le secteur de l’habillement, les parfums peuvent dans certains cas permettre de maintenir des maisons, en attendant qu’elles trouvent un nouvel équilibre. « Ils ont notamment un intérêt pour les marques de niche qui veulent envisager un retour un jour, car leur nom sera toujours en activité. » L’évolution prévisible ? Francis Kurkdjian place ces secteurs interdépendants en perspective de l’époque : « Ça va dépendre de la manière dont la mode va aborder la transition environnementale. Le rythme de production va vraisemblablement se rationaliser, on va revenir au mix & match, au recyclage, à la réparation des pièces. Surtout chez les jeunes. Le business modèle du parfum va s’adapter, avec des flacons remplissables qui devraient se développer à l’avenir. » Une relation de soutien et d’enrichissement réciproque, jusqu’à la dernière goutte.
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