26 000, c’est le nombre estimé de travailleurs et travailleuses du sexe en Belgique (95% de femmes, 3% de trans et 2% d’hommes). Depuis le 18 mars, après 30 ans de lutte, ces milliers de personnes seront enfin considérées comme des travailleuses comme les autres. Elles pourront obtenir un contrat, des droits sociaux et une protection juridique.

Le Parlement fédéral vient en effet d’approuver la décriminalisation du travail du sexe en Belgique, faisant de notre pays le premier d’Europe et le deuxième dans le monde après la Nouvelle-Zélande à adopter une telle réforme.

Cette réforme décriminalise la prostitution, mais pas le proxénétisme, qui sera puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 500 à 25 000 euros. Une peine qui semble peu sévère, mais qui augmente en fonction du nombre de victimes et de la situation de vulnérabilité de celles-ci. La prostitution reste également interdite aux mineurs. “Il s’agit d’une réforme historique. Elle veille à ce que les travailleuses du sexe ne soient plus stigmatisées, exploitées et rendues dépendantes des autres”, a déclaré le ministre de la Justice belge Vincent Van Quickenborne.

Pour mesurer les enjeux que cela représente pour la profession, nous avons rencontré deux membres de l’Union des Travailleur.euse.s du Sexe Organisé.e.s pour l’Indépendance (Utsopi) Daan Bauwens, directeur, et Chloé, chargée de projets communautaires.

Pourquoi cette décision est importante ?

Daan : “La pratique n’était pas punissable en elle-même. En revanche, toute personne qui aidait une travailleuse du sexe (TDS) à exercer sa profession prenait le risque d’être puni par la loi, qu’il s’agisse d’un banquier, d’un comptable, d’un assureur ou même d’un web designer. Avoir des relations sexuelles rémunérées n’était donc pas illégal, mais aider une TDS à encadrer son activité était considéré comme un délit.”

Chloé : “Dans les faits, ça laisse le champ libre à toute une série d’abus. Par exemple, certains bailleurs, une fois qu’ils apprenaient pour votre activité, en profitaient pour demander jusqu’à trois ou quatre fois le prix d’un loyer. Dans la réforme de la loi, demander plus à une TDS devient illégal et peut même être défini comme du proxénétisme. C’est désormais ultra clair.”

Daan : “L’autre problème, c’est que cette zone grise impliquait que n’importe quel gestionnaire pouvait potentiellement être poursuivi, car l’activité était criminalisée. Un proxénète pouvait entrer dans le secteur en faisant semblant d’être un gestionnaire, car la loi ne faisait pas de différence entre les deux. Aujourd’hui, la loi stipule que c’est uniquement le proxénétisme qui reste criminalisé, mais pas un gestionnaire qui opère dans le cadre régi par la loi.”

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“Plus on isole, condamne et marginalise cette profession, plus il y a de violence”

Chloé : “Oui, on va mettre en place un cadre de lois du travail, comme on en a pour tous les secteurs, mais ici avec une protection spéciale pour le contexte particulier des travailleuses du sexe, comme le fait d’utiliser une capote par exemple. Dans notre proposition pour le cadre.à venir, chaque gestionnaire sera poussé à entrer en contact avec un service médical et une organisation de TDS. Ainsi, ceux-ci auront un aperçu de ce qu’il se passe dans le secteur pour détecter les abus éventuels.

 

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La Belgique est le deuxième pays du monde à adopter cette mesure, qu’est-ce que ça dit de notre pays ?

Chloé : “Je pense qu’il y a une grande ouverture d’esprit en Belgique, peut-être que c’est aussi lié à notre proximité avec les Pays-Bas, l’Allemagne… Le sujet est beaucoup plus fermé dans certains pays comme la France notamment. En 2016, sous Hollande, le pays a d’ailleurs décidé de pénaliser les clients pour qu’il y ait moins de prostitution. Ça n’a pas du tout marché. Il y a simplement eu encore plus de violences pour les TDS. Plus on isole, condamne et marginalise cette profession, plus il y a d’abus. Beaucoup d’autres pays ont opté pour cette stratégie qui ne se base sur aucun fait scientifique, juste idéologique.”

Vous écrivez « Pas de féminisme sans les putes ».

Daan : “Nous sommes inclus dans le féminisme, mais du côté sex-positive. Le féminisme abolitionniste pense que le travail du sexe est le symptôme de la domination masculine sur la femme au sein d’un système patriarcal. Et on peut être libre de voir les choses ainsi, nous ne pensons pas non plus que la prostitution soit une activité d’empowerment ou d’épanouissement pour tout le monde. Il y a évidemment une domination masculine et un patriarcat structurel au sein de la société, mais on ne les combattra pas en interdisant la prostitution. On ne peut pas aider les TDS en criminalisant ce qu’elles font. À partir du moment où on criminalise le client comme c’est le cas en France, en Suède, en Israël, au Canada… c’est la fermeture de toutes les maisons closes. Les TDS ne peuvent plus travailler ensemble, elles se retrouvent isolées et vont chercher leurs clients dans la rue, dans les parcs, dans les parkings ou sur le dark web. Ce n’est pas comme ça qu’on lutte pour le droit des femmes. Le seul risque de ce genre de système, c’est de favoriser la traite d’être humain.”

Chloé : “Des collectifs et mouvements féministes considèrent que les TDS déforcent la cause féministe. Non, nous sommes des femmes indépendantes, qui assumons, nous n’avons pas de problème avec ce que nous faisons, donc pas de féminisme sans putes. On devrait être incluses dans la cause féministe, mais on ne l’est pas.”

 

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Pourquoi les mentalités ont tant de mal à évoluer sur le sujet selon vous ?

Chloé : “C’est compliqué dans l’esprit commun d’accepter l’idée qu’une femme fasse ça volontairement. Ils pensent que c’est la réduire au rang d’objet, que le sexe est sacré. L’appel à une TDS est un tabou que les hommes ont aussi tendance à ne pas assumer. Ca remet en cause beaucoup de piliers ancrés dans la société, ça éveille en nous de vieilles peurs, le couple, la tromperie…

Pourtant, tout le monde connaît quelqu’un qui a été TDS dans sa vie, les gens ne le disent juste pas. C’est peut-être ta voisine, ta mère… En tant que TDS, on se respecte, il y a une importante question de dignité. On aide aussi beaucoup d’hommes, ce n’est pas toujours forcément du sexe, mais aussi de l’écoute, de l’accompagnement.”

Quelle est la proportion de femmes qui exercent ce métier par choix ?

Daan : “C’est évident que peu de femmes, d’hommes et de trans que l’on connaît font ce métier parce que c’était leur rêve, comme un choix de carrière. Très peu commencent comme ça. Beaucoup le font pour rembourser leurs dettes, mais il s’agit d’une décision consciente. Tout le monde ne naît pas avec les mêmes opportunités et certains ont des choix très limités face à eux. Mais même si quelqu’un entre dans la profession par contrainte économique, est-ce qu’elle doit subir la condamnation de la société, qui nie ses droits sociaux. Comment en sortir ensuite ? Puisqu’elle n’a pas de droits, pas de chômage, elle est forcée de continuer. On voit des femmes qui continuent à travailler jusqu’au septième mois de grossesse ou jusque’à 75 ans. C’est là que ça devient immoral

C’est d’autant plus hypocrite qu’on condamne toujours cette idée de marchandisation du corps féminin. Mais est-ce qu’on parle de la marchandisation du corps de ceux qui travaillent malgré eux dans les mines ou dans des usines avec zéro réglementation ?”

Le Covid a-t-il été un tournant ?

Daan : “Le Covid a joué bien sûr. Avant, on était tellement en zone grise que beaucoup de personnes qui entraient dans la profession par précarité économique finissaient aussi en précarité juridique. Car personne ne connaît les droits des travailleurs du sexe, et il était illégal avant cette nouvelle réforme de fournir des informations juridiques. Il y avait donc un manque d’informations énormes, qui s’est répercuté sur les politiques pendant le Covid. Car si l’on dit à quelqu’un qu’il doit fermer, il faut aussi pouvoir dire quand il doit rouvrir. Mais un ministre ne pouvait légalement pas faire ce genre de déclaration. Certains ont d’ailleurs déclaré qu’il n’a jamais été fermé vu qu’il n’y a pas de secteur. Finalement, en juin 2020, le gouvernement a décidé de raisonner ainsi : tout ce qui n’est plus interdit est permis. Ce qui était très vague. À ce moment-là, c’était le chaos total. Des bourgmestres nous appelaient pour savoir comment ils devaient faire.”

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“Si tu ne connais pas tes droits, tu n’en as pas”

En quoi décriminaliser la profession aide à lutter contre les violences ?

Chloé : “Ca va permettre de créer une autonomie. Nous allons pouvoir accompagner les TDS dans les questions de protection, de sécurité. Ca pose un cadre, qui limite non seulement les violences mais permet aux TDS d’être libres, autonomes, de cotiser pour le chômage et d’ensuite changer de travail si elles le souhaitent. Ca permet le choix, tout simplement le choix. Si tu ne connais pas tes droits, tu n’en as pas. C’est généralement là que la violence intervient. Beaucoup de femmes ne savent pas qu’il y a des associations pour les aider, elles dépendent d’une personne du milieu qui leur fournit les informations, les directives. Comme l’ancien système ne faisait pas de distinction entre gestionnaires et proxénètes, ça laissait libre court aux proxénètes sous la politique de tolérance.

Désormais, on va pouvoir faire un tri entre les victimes et les travailleuses. On va y voir beaucoup plus clair. Avant, c’était difficile pour la police qui perdait beaucoup de temps et ne trouvait pas forcément les victimes. Aujourd’hui, c’est simple, si tu ne respectes pas les nouvelles règles, c’est du proxénétisme.”

Quelque chose à ajouter ?

Daan : “Le cabinet du ministre a choisi d’écouter les personnes concernées, c’était une première. Utsopi a collaboré étroitement avec le ministre et son cabinet. Quand tu parles avec les personnes concernées (associations, centres psycho-médicaux, polices…), que tu laisses tomber tes clichés et tes stéréotypes, alors tu peux arriver à quelque chose de bien, qui va fonctionner. C’est quelque chose qu’il faudrait faire dans beaucoup d’autres domaines…”

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