La question est sur toutes les lèvres : partirons-nous en vacances comme avant la pandémie ? Quel·le·s genres de touristes allons-nous devenir ? Comment lutter contre le tourisme de masse ? Découvrez des pistes pour vous évader autrement.
« Je n’ai qu’une peur, c’est qu’il devienne à la mode. Déjà on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris (…). Alors Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si honnête encore, sera pris du mauvais appétit de l’argent (…). Alors Biarritz ne sera plus Biarritz », écrivait déjà Victor Hugo en 1843. S’il est loin d’être un phénomène récent, le tourisme de masse a connu des pics délirants ces dernières années. Alors que l’on comptait 25 millions d’arrivées internationales en 1950, on a atteint le record de 1,5 milliard en 2019. Sans la pandémie, ce chiffre aurait frôlé les 2 milliards l’an dernier selon le World Travel & Tourisme Council (WTTC).
Un phénomène lié à la hausse démographique, mais pas que. Dès 1850, un dénommé Thomas Cook crée la première agence de voyages. Il faudra attendre les années 50 pour que la pratique se démocratise grâce à une forte croissance économique et un meilleur niveau de vie. Les revenus augmentent et les congés payés s’allongent. Le développement de la voiture et des routes ainsi que des moyens de transport aériens pas chers rendra le tourisme de plus en plus facile. Les agences de tourisme matraquent leurs all-in dans des lieux paradisiaques et des chaînes d’hôtels de très grande capacité et les villages de vacances à bas prix se développent.
L’impact de la pandémie
Le voyage est devenu de moins en moins fatigant pour celles et ceux qui en ont les moyens. À tel point qu’on peut désormais trouver des touristes sur l’ensemble du globe, y compris dans les lieux inhabités. Il s’est aussi individualisé. Avant la pandémie, l’industrie du tourisme contribuait à un montant de 9.200 milliards de dollars, soit 10,4 % de la richesse mondiale et représentait 10,6 % de l’emploi, faisant de ce secteur l’un des dix plus grands. La Covid-19 a provoqué un choc sans précédent puisqu’en 2020, le tourisme mondial a plongé de plus de 70 %, « même les guerres mondiales n’avaient pas produit un tel recul. La perte de recettes est estimée à plus de 1.000 milliards de dollars », écrit Rémy Knafou (« Réinventer le tourisme »).
Une perte sèche qui s’est cependant accompagnée d’une prise de conscience des impacts négatifs du tourisme à travers le monde. Au Pérou, le Machu Picchu a vu réapparaître l’ours à lunettes sur des territoires qu’ils avaient désertés. En Thaïlande, où le nombre de touristes a baissé de 83 % durant la pandémie, de plus en plus d’animaux marins comme de tortues menacées d’extinction et des requins-baleines ont aussi été observés. Désormais, pour permettre à la faune et à la flore de se régénérer, la Thaïlande a décidé de fermer et de limiter l’accès de plus de 150 parcs nationaux en moyenne trois mois par an.
Plus proche de chez nous, Venise n’a jamais été aussi calme vidée de ses touristes pendant la pandémie. Pour la première fois, les Vénitien·ne·s ont pu se promener sur une place Saint-Marc déserte. L’occasion d’une prise de conscience pour la Sérénissime qui a dû réfléchir à « l’après » afin d’endiguer le flux de touristes qui pointe déjà le bout de son nez depuis la levée progressive des restrictions sanitaires. En 2022, il faudra réserver et payer pour visiter la ville, entre 3 et 10 € selon la saison. Les autorités envisagent même d’installer des tourniquets aux différents points d’entrée pour contrôler les allées et venues, faisant craindre à certain·e·s que Venise se transforme encore davantage en « parc d’attractions à ciel ouvert ».
L’objectif ? Limiter les « mordi e fuggi » (littéralement délits de fuite), soit les touristes « qui parcourent la ville en une journée, courent de monument en monument, ne dorment pas sur place et consomment peu », explique Rémy Knafou. « Ces mal-aimés du tourisme salissent et surchargent la ville, les faire payer est donc une façon de leur incomber les frais d’entretien. Mais ce n’est pas comme ça qu’on limitera le nombre de touristes. » La cité des Doges n’est pas la seule à vouloir repartir sur de bonnes bases. C’est aussi le cas de Barcelone, Berlin, Bali, Bangkok, Londres et Paris, mais aussi Dubrovnik en passant par Marrakech ou Agra et son Taj Mahal.
L’illusion du local
L’une des solutions les plus souvent citées est le développement d’un tourisme « durable » ou « alternatif ». On les connaît tous et toutes, ces incitations à nous faire « sortir des sentiers battus » et à partir à la rencontre « des sociétés préservées », « Optez pour l’île de Lido plutôt que Venise, Calakmul au Mexique plutôt que le Machu Picchu ». De la même façon, les invitations à tester de nouvelles expériences en accord avec l’humain et la nature au travers d’écolodges, de cabanes « tout confort » ou de tourisme « citoyen » se multiplient. Une réponse au tourisme de masse ?
« Ce sont des niches touristiques qui alimentent tout autant le tourisme de masse », explique Rodolphe Christin (« Manuel de l’antitourisme »). « On imagine simplement des produits qui vont attirer une nouvelle clientèle. Résultat, les lieux qui échappent au tourisme deviennent de plus en plus restreints. »Selon lui, parler de lieux alternatifs est surtout un argument marketing qui ne fait que repousser le problème. Un constat partagé par Rémy Knafou : « Sortir des sentiers battus est l’aspiration d’une clientèle de niche, généralement à budget élevé, qui recherche des lieux encore jamais vus, mais surtout une façon de se distinguer de la troupe. En vérité, il n’existe qu’une seule sorte de tourisme : le tourisme de masse. »
Quelles solutions ?
Comment continuer à voyager sans culpabiliser dès lors ? Sommes-nous donc tous voués, en partant en vacances, à faire fi de la planète et de la tranquillité de vie des citoyen·ne·s, à dénaturer le patrimoine et à bannir l’accident de l’ailleurs pour nous retrouver cantonnés aux circuits balisés ? Cette sensation que l’on a souvent quand, au bout du monde, on croise un couple qui parle notre langue avec un guide du Routard sous le bras.
Selon les expert·e·s du voyage, il existe plusieurs pistes à mettre au point dès aujourd’hui. D’abord et la plus évidente : réglementer les transports, en optant notamment pour des navires plus propres (la compagnie norvégienne Hurtigruten et la française Ponant ont déjà renoncé au fioul lourd). Il s’agit aussi de réguler l’usage de l’avion, autre gros émetteur. Puisque la perspective d’un « avion propre », peu émetteur de CO2, est encore un projet de long terme, peser sur la fiscalité est l’une des contraintes dissuasives envisageables. L’Autriche a déjà décidé que les billets d’avion devraient coûter au minimum 40 euros. C’est aussi le seuil plancher que réclame en France le Syndicat national des pilotes de ligne, « pour éviter le dumping environnemental et social ». Taxer les billets d’avion ou les voyageurs/euses fréquent·e·s et réduire les voyages d’affaires sont autant de pistes qui existent. Il faut dans ce cas faciliter au maximum l’usage de substituts terrestres à faible émission de CO2 comme le train. Toutes ces mesures ne se conçoivent bien sûr qu’à condition d’une volonté politique forte, supportée par un électorat convaincu de l’urgence d’agir. Quant à la gestion du flux touristique, on voit déjà des villes limiter l’accès à des lieux saturés en instaurant des quotas quotidiens. Rémy Knafou raconte comment le site très fragile The Wave (Arizona) a mis en place un tirage au sort pour accueillir 20 personnes par jour. « De même, seules 5.000 personnes par jour ont accès au Machu Picchu (Pérou) pour des visites limitées à quatre heures », ajoute-t-il. En 2018, les Philippines ont fermé l’île de Boracay pendant six mois. Ce petit coin de paradis s’était transformé en « fosse septique », pour citer les mots du président du pays, sous l’effet du tourisme massif. Autre mesure selon Eudes Girard, géographe auteur « Du voyage rêvé au tourisme de masse » : endiguer la croissance incontrôlée des locations touristiques et interdire la construction de nouveaux hôtels. À Barcelone, une loi sur la quantité de lits disponibles (actuellement estimée à 175.000) a été mise en place. Venise interdit depuis 2017 la création de nouveaux hôtels dans le centre-ville. Amsterdam a limité la location aux touristes à 30 jours par an, interdit l’ouverture de nouveaux commerces de souvenirs et exclut les cars de touristes du centre-ville. Paris envisage de faire de même et limite déjà les Airbnb.
Pourquoi voyage-t-on ?
« Mais le tourisme est devenu une norme sociale et un symbole de réussite », tempère Eudes Girard pour qui il est inutile de diaboliser le tourisme de masse. « Dans une logique démocratique, je ne vois pas au nom de quoi on pourra empêcher les gens d’aller aux mêmes endroits aux mêmes moments. On peut seulement se contenter de lisser les flux. » Pour Rodolphe Christin, la question doit se poser en amont. « Pourquoi le tourisme est devenu une activité incontournable ? De quoi est-il le symptôme ? Nos conditions de vie et nos espaces quotidiens sont-ils devenus à ce point insupportables que nous avons besoin de cette bulle d’oxygène pour tenir le coup ? La question à se poser est : qu’est-ce qu’on va chercher ailleurs qu’on pourrait trouver ici ? »
Pendant ce temps, les observateurs/trices de tendances prédisent déjà un pic du « revenge travel » comme forme d’exutoire pour compenser la perte de liberté pendant la pandémie. Une partie de la solution ne se situerait-elle finalement pas dans le fait de préférer le chemin à la destination, voyager moins, mais mieux et plus longtemps pour éviter le syndrome des voyageurs/euses blasé·e·s et mûrir ses finalités ? Bref, remettre en question ses habitudes, ou comme l’écrit Rodolphe Christin : « Moins d’agitation, plus de conscience. »
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