J’ai appelé Marc-Henri, mon meilleur ami, en premier. Puis ma belle-mère chez qui ma fille de 3 ans et demi séjournait durant mon voyage. Je ne me souviens pas très bien de ces appels, mais ils portaient le même message : « Je ne vais pas revenir, je pars avec un inconnu que j’ai croisé dans le train. »
Qu’est-ce que qui m’a conduit à prononcer ces mots aux deux personnes adultes dont je suis la plus proche ? Une rencontre, dans le Moscou-Vladivostok, avec un grand type dont je ne connais toujours pas le nom. J’étais journaliste à l’époque (j’ai fait une déviation depuis et cette aventure n’y est pas pour rien). Pour les besoins d’un reportage pour un magazine suisse pour lequel je travaillais de temps en temps, j’avais embarqué dans le Transsibérien. Un train mythique et un trajet de plus de 9.000 kilomètres qui a inspiré bien des aventurier·e·s et écrivain·e·s. J’allais passer une dizaine de jours dans une cabine à « l’ancienne ». J’avais peur d’être allergique aux acariens sans doute nichés dans le velours rouge des banquettes. J’avais aussi peur de l’ennui, des problèmes pour charger la batterie de mon ordi portable, de la nausée à chaque mouvement du wagon. Mais j’étais aussi super excitée à l’idée de traverser Ekaterinbourg, Irkoutsk et de prendre du temps pour moi, sous prétexte de bosser. J’avais besoin de réfléchir et de pleurer.
Mathieu m’avait quittée quatre mois plus tôt. Notre couple n’avait pas tenu à l’arrivée de notre fille. On s’était effilochés. Il a commencé à travailler beaucoup trop, à ne plus me répondre quand je lui posais une question, à me reprocher mes déplacements pros. Classique, comme un couple qui se délite. Je pouvais compter sur sa maman – ma belle-mère – et c’est elle qui gardait la petite quand je partais en reportage. Mathieu était trop occupé, trop « pas-là », trop fâché, trop concentré sur des petites brunes dans des bars, trop décevant. Ce voyage en Transsibérien, ça voulait dire être loin, en mouvement, seule, avec assez peu de choses à faire. Ma mission : raconter ce que je voyais et vivais à bord. Mon seul effort : aller à la rencontre des gens qui voyageaient eux aussi, leur demander pourquoi, quand, où, comment, qui et combien.
Quand on est en voyage, on parle toutes les langues sans en parler aucune. On fait des gestes, on regarde les yeux, les lueurs, les signes. C’est le non-verbal, finalement, qui conduit les échanges. Et l’instinct. Le mien s’est brouillé quand je me suis approchée de ce grand type blond. Grand, grand comme un ours. La mâchoire dure, les mains énormes. Même si j’essaye de lutter pour m’améliorer, je suis pétrie de clichés, comme tout le monde. Alors j’ai pensé « c’est lui, c’est l’Homme de l’Est ». Presque une caricature. Il était seul, ne parlait pas, ne lisait pas, ne riait pas. Tout chez lui était rentré, mais dans une posture d’une solidité époustouflante. Un bloc de chair sur une charpente raide, surmonté de cheveux blonds aux reflets un peu verts, comme seuls certains cheveux blonds le sont. Verts comme ses yeux. Verts comme le train. J’ai regardé le type que j’appelle encore aujourd’hui « le type ». Il m’a regardée aussi. Personne n’a baissé le regard ni ne s’est mordillé la lèvre inférieure. Et il n’y a pas eu non plus de musique de fond qui aurait démarré pour nous entraîner dans une passion. Pas de désir qui monte, pas de souffle coupé. On s’est juste regardés jusqu’à ce qu’il arrête de me regarder, se lève et s’en aille. Pour les gens qui ont déjà croisé un animal sauvage dans la nature, la scène doit évoquer quelque chose. Dans Bruxelles, la nuit, j’ai vu plusieurs fois des renards et ça faisait le même effet. Un arrêt, puis un départ. Un peu comme le train.
Je voulais fixer ce moment, le prolonger, vivre un truc. Il fallait que je photographie le type. J’ai un bon œil et du bon matériel. Les moyens dont dispose la presse nous obligent à être multitâches. Mon reportage devait comprendre de beaux clichés d’ambiance. Il me suffisait donc d’expliquer la démarche au type pour nouer le dialogue. Je ne voulais pas le draguer (je ne savais même plus comment on faisait après six ans de relation avec Mathieu). Je voulais juste… Je ne sais pas. En tous cas, je ne voulais rien d’autre qu’entrer en contact avec cet être humain qui ressemblait à une statue. J’ai repéré son wagon et sa cabine, j’ai frappé à la porte, il n’a pas ouvert. J’ai réitéré le manège le midi, puis le soir. Pas de réponse. Le lendemain, je l’ai recroisé. Je lui ai sorti une phrase en anglais. Il n’a rien dit, il n’a exprimé aucun signe de compréhension ni de méfiance. Il s’est juste retourné et il est parti. Le vent de ma vie. Durant la nuit, j’ai rêvé de lui. Je me suis réveillée avec la certitude que ce type était l’homme de ma vie. Je me suis mise à écrire à propos de ce que serait notre quotidien dans une cabane au bord du lac Baïkal. Il pêcherait, je ferais fumer le poisson. On ne parlerait pas, jamais. Seuls nos silences nous suffiraient. On vivrait en autarcie, on cultiverait nos produits, on fabriquerait une barque avec du bois coupé dans la forêt. Un jour un chien perdu arriverait jusqu’à nous et on l’adopterait. On sentirait la cendre et le froid. Nos peaux seraient rouges. On s’aimerait sans doute.
Dans mon fantasme, il n’y avait que lui et moi. Pas le monde, pas ma fille, pas Mathieu, pas d’époque ni de lieu. J’ai eu une poussée de fièvre et de violents maux de tête. J’ai dormi presque toute la journée. C’est le soir même que j’ai appelé Marc-Henri et belle-maman pour leur annoncer que je quittais tout. Le lendemain, j’ai recroisé le type et j’ai cru qu’il me souriait. Juste un « sourire d’yeux ». Là, j’ai commencé à pleurer à chaudes larmes sans le quitter du regard. Il est descendu du train à Listvianka et n’est plus remonté. Il est parti et j’ai réellement hésité à le suivre. J’aurais pu le traquer, le pister, ouvrir sa vie pour m’y glisser. J’aurais pu connaître son prénom, savoir si son père le punissait quand il était petit et connaître le goût de ce qu’il aimait boire. Mais je ne suis pas descendue du train. Je n’ai rien fait. Ce qui m’a fait du bien, c’est de sentir au plus profond de moi que ça aurait été une possibilité. J’étais réellement à la croisée des chemins et je sais que j’aurais eu la force d’aller plus loin. Ma fille m’aurait sans doute manqué après quelques heures à errer à la recherche de cet inconnu dans les rues d’une ville froide. Mes proches auraient signalé ma disparition, on m’aurait rattrapée, raisonnée. J’aurais été une « disparue volontaire » et je n’ai pas eu besoin de le faire pour me savoir capable d’un élan de liberté.
J’ai rappelé Marc-Henri et belle-maman pour leur expliquer que j’avais eu un coup de cafard et m’excuser de les avoir inquiétés. Mon voyage s’est terminé et je suis rentrée…
De retour, j’ai demandé à un ami artiste de dessiner le « portrait robot » du type que je n’ai finalement pas photographié. Je l’ai encadré. C’est l’homme de ma vie et son image est posée à côté de mon lit. Je pense à lui chaque jour depuis trois ans et je vis avec lui une vie imaginaire parallèle et secrète qui me comble et me nourrit. Bientôt, je serai prête à revenir dans « la vraie vie ». Pour le moment, je m’occupe de mon amour pour lui, des livres que j’écris, et de ma petite fille.
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