Elles vivent à Bruxelles, écrivent des livres troublants et ont été encensées à leurs débuts. À un point tel qu’elles se sont quelque temps renfermées sur elles-mêmes en raison du succès. Lize Spit et Adeline Dieudonné sont-elles le reflet l’une de l’autre au-delà de la frontière linguistique ? Mêlant néerlandais et français, cet entretien aborde des thèmes tels que la confiance en soi, la vie après l’attention médiatique et #MeToo en littérature. 

On peut appeler ça une forme de paresse, mais les journalistes aiment les comparaisons. Quand Adeline Dieudonné a pris d’assaut les classements des best-sellers en Wallonie et en France à l’automne 2018 avec « La vraie vie », elle a rapidement été surnommée « la Lize Spit wallonne ». En effet, son succès, aussi énorme qu’inattendu, n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé en Flandre et aux Pays-Bas après la publication de « Débâcle » en 2016. Deux jeunes femmes donc qui, avec leur tout premier livre, ont raflé des prix littéraires et charmé un quart de millions de lecteurs et lectrices grâce à un roman ponctué de passages atroces, sexuels et pervers. Comme un air de success-story à la belge.

La similitude entre les autrices n’est pourtant pas absolue. Lize Spit a grandi en Campine, a obtenu un master en écriture de scénarios, s’est fait remarquer par sa plume dans un concours à 25 ans et terminé son premier roman trois ans plus tard. Sa carrière littéraire a connu des débuts rapides, mais progressifs. L’histoire d’Adeline Dieudonné commence par une crise de la trentaine : des études de comédienne interrompues, un emploi insatisfaisant dans le monde de l’architecture d’intérieur, la grande question du sens… Après un premier texte pour le théâtre, Adeline fait discrètement ses premiers pas – même sa famille n’est pas au courant. 

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“Je n’osais pas dire que j’étais écrivaine. Ça sonnait tellement prétentieux.” Adeline Dieudonné

« J’avais l’impression de manquer de légitimité », confie Adeline Dieudonné à Lize Spit, lorsqu’ELLE Belgique les réunit pour une interview dans le club bruxellois The Nine. « À mes yeux, écrire des romans était l’affaire d’intellectuel·le·s. Avant de décrocher un contrat avec une maison d’édition, je n’osais pas dire que j’étais écrivaine. Ça sonnait tellement prétentieux. » Lize Spit acquiesce : douter d’elle-même, elle connaît. « Avec le succès de “Débâcle”, j’ai ressenti de la honte et de la culpabilité », avoue-t-elle. « Après deux ans d’attention médiatique, j’ai eu ce sentiment qu’on peut avoir dans le train, quand on raccroche le téléphone et qu’on se rend soudain compte que tout le monde a entendu notre conversation. Je me suis sentie mal à l’aise, comme si j’avais crié de façon tout à fait inappropriée. Je me suis dit : “Qui suis-je pour prendre autant de place ?”

C’est ici que les écrivaines se rejoignent : leur réticence commune à s’enorgueillir, leur expérience du succès déstabilisant. Ce matin, ce sentiment flotte dans l’air de manière presque tangible. Pour le reste, les contrastes sont nombreux. Lize Spit est fiancée à l’écrivain néerlandais Rob Van Essen et chérit la liberté dont elle jouit sans enfant. Divorcée, Adeline Dieudonné est mère de deux enfants. Avec « Ik ben er niet », Lize Spit a livré un deuxième opus volumineux qui décrit dans les moindres détails ce que c’est de vivre avec un partenaire maniacodépressif. Dans « Kérozène », Adeline Dieudonné a opté pour un recueil d’histoires qui s’entrecroisent : quel est le lien entre 13 personnes, un cadavre et un cheval présents la même nuit sur le parking d’une station-service en Ardenne ?  

Lize Spit et Adeline Dieudonné

Adeline Dieudonné

Vous avez toutes les deux surmonté un obstacle majeur pour de nombreux écrivain·ne·s : le deuxième livre. Est-ce un soulagement ?

Adeline : « À mes yeux, je n’ai pas encore franchi cet obstacle ! Je ne considère pas “Kérozène” comme un roman, mais comme un objet littéraire non identifié (rires). Pendant le premier confinement, je n’arrivais absolument pas à écrire. La peur de décevoir me paralysait. Pour sortir de cette impasse, j’ai mis de côté mon deuxième roman et me suis accordé plus de liberté. “Kérozène” est une expérience, une toile d’histoires, pleines de personnages forts et de liens en tous genres. J’ai construit une sorte de puzzle fait de pistes et d’indices, à la manière d’Agatha Christie. C’était vraiment agréable ! »

Lize : « Il est difficile d’écrire un deuxième livre, car on sait à l’avance qu’on sera jugé·e plus sévèrement. D’ailleurs, ça a été le cas. J’aurais pu écrire un texte intermédiaire pour amortir le choc. Mais j’ai choisi la confrontation directe, et j’ai une nouvelle fois produit un roman volumineux et personnel. Aujourd’hui, je suis fière d’avoir osé me lancer. J’espérais bien sûr que tou·te·s les lecteurs et lectrices de mes débuts me suivent, mais ça n’arrive jamais, quels que soient les efforts déployés. J’ai perdu deux tiers de mon public. Je redoutais cette baisse d’intérêt et j’ai dû passer par un travail de deuil, mais je continue pour toutes celles et ceux qui n’ont pas décroché. 75.000 lecteurs, ça reste quand même beaucoup ! »

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“Il est difficile d’écrire un deuxième livre, car on sait à l’avance qu’on sera jugé·e plus sévèrement. D’ailleurs, ça a été le cas.” Lize Spit

Adeline : « C’est clair ! Avec “Kérozène”, j’ai atteint un cinquième du lectorat de “La vraie vie”, mais en matière de chiffres, ça reste un bon tirage. Certain·e·s lecteurs et lectrices m’expliquent d’ailleurs avec enthousiasme que le recueil d’histoires a attisé leur curiosité et les a incités à découvrir mon premier livre. Ça donne de l’espoir : un grand succès n’est pas uniquement suivi d’un déclin, chaque nouveau travail est aussi une nouvelle opportunité. En ce moment, je parachève mon deuxième vrai roman, et ça marche. Le plaisir d’écrire n’est pas encore totalement revenu, mais j’y trouve à nouveau du sens et de l’intérêt. J’essaie de ne pas penser aux réactions possibles. »    

Lize : « Certains avis sur “Ik ben er niet” ont été durs. J’étais déjà très critique envers moi-même pendant l’écriture et comme le livre est sorti en pleine pandémie, il n’y a pas eu de rencontres chaleureuses avec les lecteurs et lectrices. Début 2021, je n’étais pas bien, mais je suis heureuse à présent. J’attends avec impatience les traductions française, allemande et danoise. J’écris des chroniques et des poèmes, tout en travaillant prudemment à un troisième roman. »

Avez-vous des affinités en tant qu’écrivaines belges ou vous sentez-vous plus proche de la littérature néerlandaise ou française ?

Adeline :  « Quand mon éditrice a lu le manuscrit de “Kérozène”, elle m’a dit qu’elle sentait à chaque page que je n’étais pas française. En Belgique, nous n’avons pas de pouvoir central fort ni de culture uniforme. Nous sommes le pays des compromis créatifs. Ça nous donne un ton libre qui nous est propre. Nous utilisons aussi plus d’emprunts anglo-saxons. »

Lize : « Mon vocabulaire est très flamand et je le défends auprès de mon éditeur néerlandais. Si on transpose ça en français : mes personnages mangeront plutôt des chicons que des endives (rires). Dans mes descriptions, je choisis des rues qui existent et des noms de magasins ou de marques bien réels. “Ik ben er niet” est fermement ancré à Bruxelles. »   

Adeline : « Je ne connais pas beaucoup d’auteurs flamands, ce que je regrette. Je suis amie avec de nombreux écrivains français parce que je les croise souvent à des événements littéraires. En Belgique, nous avons la frontière linguistique. Il existe des initiatives pour combler le fossé, comme Flirt Flamand à la Foire du livre de Bruxelles, mais elles ont encore besoin de temps pour se développer. »

Lize : « Je me débrouille en français, mais je m’en remets aux traductions pour les œuvres littéraires. Je passe ainsi à côté de nombreux romans wallons. J’adore l’humour de Thomas Gunzig et les histoires de Caroline Lamarche. Pourtant, sur la tournée littéraire de Saint Amour, je discute plus facilement dans les coulisses avec mes collègues néerlandophones. Avoir une conversation dans une autre langue me demande trop d’efforts, du moins quand je me prépare à monter sur scène. »

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“Pour mes deux livres, on m’a posé cette question : y a-t-il un homme derrière tout ça ?” Adeline Dieudonné

#MeToo a provoqué une onde de choc dans l’industrie de la musique et du cinéma. Comment percevez-vous l’égalité hommes-femmes dans le microcosme littéraire ?

Adeline : « Je n’ai pas souvent été victime de sexisme dans le milieu littéraire. Pour mes deux livres, on m’a néanmoins posé cette question : y a-t-il un homme derrière tout ça ? Comme s’il était impensable qu’une femme jeune et souriante écrive sur des thèmes durs et agressifs. Apparemment, certaines personnes s’attendent encore à ce que nos réflexions tournent autour de recettes de cuisine et de licornes (rires). »

Lize : « D’après mon expérience, il est plus difficile pour une jeune femme que pour un homme d’être prise au sérieux. Quand je prends part à une table ronde en public, je remarque par exemple que les hommes qui participent appuient directement les idées des autres, alors qu’ils relèvent à peine ce que je dis. C’est subtil, mais agaçant, surtout quand ça se produit souvent. Quand mon partenaire est dans la salle, ça le dérange aussi. »

Adeline : « Toutes les formes de sexisme ne sont pas aussi visibles. Supposons que je passe à côté d’un prix littéraire ou que je reçoive une critique virulente : comment puis-je en connaître la cause ? La qualité de mon livre laisse-t-elle à désirer ou le critique, homme ou femme, est-il davantage dérangé par ma personnalité ? En tout cas, j’aime aborder des thèmes qui ne sont pas traités dans la littérature traditionnelle. Ainsi, le lait en poudre et un lange sale sont deux éléments cruciaux d’une des histoires de “Kérozène”. Proust ne se préoccupait pas de ce genre de choses, mais ces thèmes pratiques du quotidien sont réels et intéressants. On n’a pas encore écrit des bibliothèques entières à ce sujet. Ça me donne un sentiment de liberté quand j’écris. »  

Lize Spit et Adeline Dieudonné

Lize Spit

Lize, dans le cadre de la tournée Saint Amour, votre partenaire, l’écrivain Rob van Essen, a été présenté comme « Monsieur Lize Spit ». Parvient-il à en rire ?

Lize : « Si Rob avait un ego surdimensionné ou une forme de masculinité toxique, nous ne serions pas compatibles. Avant, ça m’aurait embêtée à sa place que je sois plus connue que lui après mon premier livre, alors qu’il a signé douze romans acclamés par la critique. Depuis qu’il a remporté le prix littéraire Libris en 2019, l’équilibre est meilleur. En fait, j’adore vivre avec un autre écrivain. Nous partageons un espace de travail, mais nous pouvons aussi laisser parfaitement l’autre tranquille. Nous savons à quel point il est important de pouvoir se concentrer quand la magie opère. Nous avons même toutes sortes de petits trucs pour nous aider à y parvenir. Si Rob est dans son bain et se met tout à coup à ululer, je me précipite avec un stylo et du papier pour qu’il puisse noter son idée. »

Adeline, vous avez deux filles. Comment faites-vous pour conserver votre concentration artistique ? 

Adeline : « Pour être honnête, c’est compliqué. J’aimerais conduire mes enfants à l’école, puis travailler intensivement pendant quelques heures, mais je n’y arrive pas. Je ne parviens pas à switcher aussi vite. C’est la raison pour laquelle, en ce moment, j’écris une semaine sur deux. Quand mes enfants sont chez mon ex, je file dans une petite maison en Ardenne. Je m’enferme, je ne réponds pas au téléphone et je ne parle à personne. C’est quand je peux me plonger dans mon histoire sans être dérangée que j’écris le mieux. »

Lize : « Ça fait quelque temps que je repousse le moment d’avoir un bébé. J’ai 34 ans et Rob 59. Je suis peut-être quelqu’un qui privilégie sa carrière après tout ? Je suis très heureuse de parvenir en ce moment à trouver une place dans ma vie pour mon travail, mes amis et mon couple. Avec un enfant, ça deviendrait inévitablement plus compliqué. Il y a tant de choses à planifier, alors que j’apprécie justement ma liberté mentale. »

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“Ça fait quelque temps que je repousse le moment d’avoir un bébé. Je suis peut-être quelqu’un qui privilégie sa carrière après tout ?” Lize Spit

Adeline : « J’ai besoin de solitude pour écrire. Si mes enfants ou un partenaire sont dans les parages, je me rends toujours disponible pour celles et ceux que j’aime. Je les écoute, j’essaie de saisir ce dont ils ont besoin. Mais dans ces conditions, je suis incapable d’écrire. Voilà pourquoi travailler une semaine sur deux me convient si bien. Je ne pourrais pas non plus vivre à plein temps en tant que moitié d’un couple. »

Lize : « La maternité est une forme d’amour. Je le remarque chez mes amies qui viennent d’avoir un bébé. Non seulement elles doivent organiser leur temps différemment, mais elles sont aussi totalement immergées dans l’expérience. En même temps, j’observe une réticence chez les jeunes autrices à écrire au sujet de leurs enfants et de la maternité, comme si c’était trop évident. Pourtant, les récits consacrés au père ou à la mère, souvent après le décès des parents, sont un genre respecté. »

Il est évident qu’elles ont encore des choses à dire, mais le temps file inéluctablement. Lize est attendue à Bruges et Adeline doit aller à Paris. Notre photographe, Justin, ne laisse cependant pas filer les écrivaines sans avoir pris leur double portrait dans un miroir donnant au décor des allures de boudoir. « Nous ressemblons à des jumelles maléfiques ! », rigolent Adeline et Lize. Disons qu’elles viennent de choisir elles-mêmes leur surnom : les jumelles maléfiques de la littérature belge.

Qui est Adeline Dieudonné (39 ans) ?

Avec son premier roman, « La vraie vie » (Éditions de l’Iconoclaste, traduit en néerlandais sous le titre “Het echte leven” chez Atlas Contact), elle remporte notamment le Prix Première Plume, le Prix Rossel et le Choix Goncourt de la Belgique. L’ouvrage est traduit en 20 langues et sera adapté au cinéma par Marie Monge.

La traduction néerlandaise de « Kérozène » (Éditions de l’Iconoclaste) vient de paraître chez Atlas Contact.

Qui est Lize Spit (34 ans) ?

Elle remporte plusieurs prix avec son premier roman « Het Smelt » (publié chez Das Mag et chez Actes Sud en français sous le titre « Débâcle »), notamment De Bronzen Uil et De Hebban-Debutprijs. L’ouvrage est traduit en 16 langues et sera adapté au cinéma par Veerle Baetens.

La traduction française de son deuxième opus « Ik ben er niet » (paru chez Das Mag) paraîtra en septembre 2022.

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