Pression, maltraitance psychologique, sexisme, humiliations publiques… Charlotte a commis sur les membres de son équipe toute la palette des abus réprimés par la loi et le bon sens. 

Je dis souvent que mon histoire fait écho à l’expérience de Milgram. L’abus de pouvoir, la soumission à l’autorité, la perversité qui s’installe sont des choses que je connais pour les avoir vécues. Je ne pense pas être une perverse de nature, mais les conditions dans lesquelles ma méchanceté s’est révélée étaient idéales. Je suis d’une nature ambitieuse, bonne élève, très respectueuse de la hiérarchie. J’ai eu des parents âgés (ma mère avait 44 ans quand elle a accouché de moi), sévères, aimants, mais exigeants. Quand on ne répondait pas à leurs attentes, la punition n’était pas physique, mais psychologique. 

Ma mère adoptait une attitude glaciale et se détournait de mes frères et de moi quand nous avions de mauvaises notes à l’école. Pendant des jours après une interro ratée, elle nous repoussait et ne nous adressait pas un seul regard. Il était interdit de pleurnicher sous peine de voir l’épreuve se prolonger. Je crois que j’aurais préféré être privée de jeux ou de nourriture plutôt que des yeux de ma mère. Mon père était directeur d’un gros département dans le secteur des assurances, avec un management à l’ancienne, des collaborateurs masculins aux postes clés et du personnel féminin traité comme des idiotes tout au long de la journée. Il ne parlait que de son travail, de ses succès, de l’incompétence de « ses gens ». C’est comme ça qu’il appelait celles et ceux qui bossaient pour et avec lui : « Mes gens. » Je ne raconte pas ça pour me dédouaner de ce que j’ai fait plus tard, mais ça explique juste que je n’étais pas armée pour les responsabilités qui m’ont très tôt été confiées dans le cadre de mon travail.

Après avoir obtenu mon diplôme d’ingénieure, j’ai intégré une boîte pharmaceutique dans laquelle j’ai pu faire mes preuves. C’était au milieu des années 2000 et le monde tel qu’on le connaît n’en était qu’à ses balbutiements en matière de « libération de la parole ». On parlait un peu de nouvelles manières de manager dans des boîtes comme Google, mais ici, c’était de la science-fiction. Je me rappelle une conversation avec ma direction : un article avait été publié qui racontait que les employé·e·s de Google choisissaient leurs horaires de travail, que des espaces de repos et de ping-pong étaient à leur disposition. Que des yaourts glacés étaient offerts et que des services de blanchisserie ou de baby-sitting étaient proposés par l’entreprise. « Si on faisait ça ici, on ferait faillite en deux semaines », avait conclu mon directeur. Moi aussi je trouvais ça dingue. Le travail, c’est un endroit pour travailler. La direction est une entité à craindre et à respecter. La vie privée reste privée, tout comme les ennuis de santé et les atermoiements personnels. Au travail, on ne se plaint pas, on ne pleure pas, on ne faillit pas, on reste à sa place et on fait en sorte de mériter son salaire et d’obtenir une bonne évaluation en fin d’année pour conserver son job. 

Tout ce qui sortait de ce schéma m’était étranger. Mon état d’esprit plaisait beaucoup à mes boss qui appréciaient ce mélange de déférence et de compétence. Pendant les réunions de direction, je servais le café, on me complimentait sur ma coiffure, je prenais la parole en dernier et avec diplomatie s’il s’agissait de contredire l’un de ces messieurs. Je n’avais que 27 ans, mais j’étais construite de cette manière : rester à sa place (de femme…). Très vite, j’ai obtenu des promotions. Cinq ans après mon arrivée dans la boîte, en 2012 et à presque 33 ans, je dirigeais en direct une équipe de 80 personnes qui avaient elles-mêmes des équipes sous leurs ordres. Au total, près de 1.200 personnes dépendaient plus ou moins directement de mes décisions.

Dans ma garde rapprochée, huit hommes seulement (je ne voulais pas de femmes dans le board) et quatre assistantes de direction que j’appelais « les secrétaires » alors qu’elles étaient toutes surdiplômées et en charge de tâches stratégiques essentielles. Ce sont ces quatre femmes qui ont le plus souffert et qui ont fini par porter plainte collectivement contre moi quelques années plus tard. Elles sont mes victimes directes, mais je sais aujourd’hui qu’il y en a bien d’autres, collatérales. Je faisais régner une telle terreur que les managers à leur tour se comportaient comme des tyrans avec leurs équipes. En pratique, rien de très glorieux. Le dossier contient le récit d’humiliations quotidiennes dont j’ai honte. Je n’appelais jamais ces femmes par leur prénom (je les appelle encore « ces femmes » ou « les femmes » quand je n’y fais pas attention), je les désignais de l’index, leur faisant signe d’approcher, de sortir, d’aller là-bas, de se taire… 

Icone citation

« Quand je parlais de l’une à l’autre, j’utilisais les mots “la blonde”, “la grosse”, “la petite” et “l’autre”? Au début, j’étais juste froide » 

Quand je parlais de l’une à l’autre, j’utilisais les mots «la blonde», «la grosse», «la petite» et «l’autre». Au début, j’étais juste froide. Pour m’imposer, je pensais qu’il fallait l’être. Elles m’avaient organisé une sorte de goûter de bienvenue. J’ai refusé le café et les cupcakes qu’elles me tendaient en disant quelque chose comme : « Je n’ai pas travaillé si dur jusqu’ici pour jouer à la dînette avec mes subalternes. » C’est ce qui est relaté dans le dossier, je ne m’en souvenais pas jusque-là. La blonde a protesté en m’expliquant qu’elles voulaient qu’on travaille dans une bonne ambiance vu qu’on allait être amenées à se voir huit heures par jour et cinq jours par semaine. J’ai ajouté que des gens qui limitent leur investissement personnel aux seules heures notées sur leur contrat ne risquaient pas de trouver grâce à mes yeux.

Dans les quatre années qui ont suivi jusqu’à la plainte, la blonde est devenue la plus performante et la plus résistante. Les trois autres ont tenté des manœuvres maladroites : changement de style vestimentaire vers davantage de sobriété, rangement de leur bureau au carré et même déjeuner derrière leur écran pour ne pas me contrarier. Certaines fondaient parfois en larmes quand je leur faisais une remarque et je crois que c’est ce qui m’agaçait le plus. On ne pleure pas et encore moins bruyamment devant tout le monde. Elles devaient être disponibles en permanence. Les gosses malades, les congés, les enterrements des grands-parents et les arrêts maladie ne m’émouvaient pas. Un jour, l’une d’elles a eu ses règles plus tôt et son pantalon beige était couvert de sang. Je lui ai interdit de rentrer chez elle se changer et je l’ai obligée à nettoyer sa chaise de bureau tachée devant tout le monde. Quelqu’un lui a tendu un pull pour qu’elle le noue autour de sa taille. Cette personne s’est vu refuser un congé quelques jours plus tard.

Quand j’arrivais au bureau, je ressentais une excitation malsaine. Je faisais des rêves dans lesquels je rangeais les gens dans des Tupperwares à la manière de bâtonnets de carottes. Et un jour j’ai vu l’entreprise et le personnel se retourner contre moi. Je pense que le jugement m’a empêchée de sombrer dans une vraie folie. J’ai été condamnée pour harcèlement et mon entreprise également. Il y a eu beaucoup de gens impliqués dans cette histoire. J’ai ensuite été suivie par un psychiatre et j’ai complètement décompensé. Arrêter de travailler m’a réduite à néant et m’a sauvée en même temps. Et ça a aussi sauvé d’autres gens. Je continue le travail sur moi-même. Je suis lucide, j’ai pris conscience de tout ce qui n’est pas acceptable, de tout ce que j’ai fait. Le défi aujourd’hui va être de réapprendre comment bien me comporter et surtout de retrouver du travail. Ma réputation a souffert, la presse a fait écho à cette histoire… Mais ce n’est rien au regard de ce qu’on subit mes victimes. J’espère m’en sortir bientôt… 

À LIRE AUSSI 

Interview exclusive : Angelina Jolie et son engagement pour la survie des abeilles 

Soldes : où trouver une tenue de sport canon à moindre prix ? 

La routine beauté efficace et bio de la top Arizona muse