La mode est partout, mouvante et souple, adaptable et virale. Désormais dans les mondes virtuels en déclinaisons purement digitale, elle existe sous d’autres formes, et embrasse la révolution numérique avec une tendance d’avance.
La numérisation de notre quotidien interroge, suscite discussions, enthousiasme ou rejet (mais pour combien de temps encore ?) Les mondes virtuels prennent de plus en plus de place, bientôt jusque dans nos dressings. On peut déjà s’offrir des vêtements qu’on n’accroche plus sur des cintres, mais qu’on classe dans des fichiers. Ils habillent nos avatars pour personnaliser nos virées digitalisées, conçus sous forme de pièces uniques irreproductibles qu’on appelle NFTs*. Les grandes marques ont bien entendu déjà installé des boutiques dans les plaines en friches de pixels, qui ouvrent parallèlement un terrain d’expression quasiment illimité aux créateurs qui n’ont pas, dans cette configuration, à se soucier de la réalisabilité matérielle – et des coûts – d’une production. Entre évolution et extrapolation, plongée dans la mécanique de la mode quantique.
Des fashion weeks de collections entièrement numériques
En mars dernier ont eu lieu les premières éditions de la Metaverse Fashion Week – rassemblant surtout des grandes marques et groupes de luxe, qui présentaient des vêtements virtuels relativement proches de leurs collections physiques -, et la Crypto Fashion Week, plus orientée designers émergents et indépendants, avec des modèles plus originaux et excentriques. Deux événements complémentaires sur lesquels on n’aurait pas parié un bitcoin il y a 2 ans. Pour Marine Peyrol, responsable « digital et réseaux sociaux » de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, « pour l’instant, les Fashion Weeks virtuelles ont surtout bénéficié d’un effet d’annonce qui a suscité une certaine curiosité, mais du point de vue technique, ce n’était pas encore au point. » Depuis déjà trois-quatre ans, des maisons de luxe passent par l’univers du gaming pour fédérer la génération Z et dans la foulée, les milléniaux. En mars 2021, Balenciaga a présenté sa collection sous forme de jeu vidéo intitulé « Afterworld : the age of tomorrow », accompagné d’un casque de réalité virtuelle envoyé aux spectateurs. Dolce & Gabbana s’étaient aussi positionnés en amont des NFTs, avec la #DGFamily. Ces démarches qui tissent de nouveaux liens entre les écosystèmes virtuels et le monde physique permettent de créer de l’expérience, nerf de la vente.
Des boutiques de vêtements physiques et numériques
En mars 2022, Philipp Plein a organisé son premier défilé dans le métavers*, proposant une série de vêtements en NFTs. Le lieu ? Plein Plaza, à Decentraland, une plate-forme de réalité virtuelle 3D composée d’un peu plus de 90 000 parcelles de terrain, que l’on peut acquérir grâce à la crypto-monnaie Mana. Le designer allemand aux stratégies commerciales payantes a déjà acquis 65 parcelles dans Decentraland pour un montant de 1,4 millions de dollars, afin d’y développer un gratte-ciel virtuel de 120 mètres de haut, et d’y établir un musée d’art NFT (M.O.N.A.). Les spectateurs pouvaient assister au show via leur avatar, et s’offrir des vêtements et accessoires en pièces uniques, pour des montants de 1500 à 15000€. De son côté en juin dernier, la société Meta (ainsi renommée par Mark Zuckerberg en 2021 pour afficher ses nouvelles ambitions) relançait une boutique multimarques virtuelle avec comme premiers participants Balenciaga, Prada et Thom Browne, pour des collections destinées à habiller les avatars des utilisateurs d’Instagram, Facebook et Messenger.
Le prix de l’exclusivité, réglé comme une horloge
Sur le marché des NFTs comme ailleurs, ce qui est rare est précieux. En mai dernier, la maison horlogère suisse Frédérique Constant a lancé 888 montres en NFT, modèles virtuels sans vocation à devenir physiques. Une seule a été réalisée matériellement, livrée à son acheteur selon un tirage au sort aléatoire. Toute la série s’est écoulée en 48 heures au prix de 0,123 ethereum, unité de cryptomonnaie. Pour toucher un plus large public ces NFTs étaient également achetables par carte de crédit, au prix à peu près équivalent de 250€. Certains étaient déjà disponibles quelques jours plus tard sur le marché secondaire Opensea, une marketplace dessinée au commerce des NFTs, pour une valeur multipliée par cent. Oliver van Lanschot Hubrecht, responsable des projets stratégiques et digitaux pour Frédérique Constant, explique que « même si la montre et le mouvement sont au cœur de notre raison d’être, ce qui intéresse aussi notre communauté et nos clients, c’est la notion d’expérience. C’est d’ailleurs valable pour tout le secteur du luxe. Le métavers et les NFTs en sont une dimension ».
La mutation Mutani
La mode virtuelle représente une opportunité pour les jeunes designers : souvent le temps de l’école ils expérimentent, ils sont extravagants, puis dès qu’ils sont diplômés, ils doivent se conformer à des exigences plus commerciales. Désormais, le numérique leur offre une paradoxale nouvelle réalité. En Belgique, Mutani est une jeune société de création digitale qui s’apprête à accélérer le passage de la toile d’avant-garde vers le Web3. Fondée par une ancienne étudiante de l’Académie d’Anvers, Shayli Harrison, la mission de Mutani consiste en matcher des créateurs avec des développeurs digitaux. Ensemble, ils conçoivent des vêtements virtuels qu’ils vendent sur les plates-formes digitales, comme The Dematerialised, Exclusible ou Jevels, une interface dédiée aux bijoux immatériels. Ann Claes, engagée de la première heure dans ce projet innovant, décrit un concept qui s’inscrit « en rébellion et en évolution par rapport au système de la mode telle qu’on le connaît actuellement. Le monde digital est plus ouvert que le physique, notamment pour les jeunes créateurs. » On peut porter leur mode digitale sous forme de NFTs contrôlés par une blockchain, qui garantit des modèles uniques. Ces tenues sont transposables sur différentes plates-formes et sur les réseaux sociaux. Créée sous l’égide de Mutani, la pièce existe partout, et on en possède, seul, les fichiers.
Les Cyber 6
Ça sonne familier ? Leur nom est un clin d’œil numérique à la révolution mode des Six d’Anvers. Brandon Wen, Flora Miranda, Maximilian Rittler, Nadav Perlman, Stefan Kartchev et Shayli Harrison viennent du monde entier, des États-Unis, d’Israël ou d’Australie, et se sont rencontrés à l’Académie d’Anvers. Mutani a développé pour et avec eux un multimarques de pièces exclusives, avant-gardistes. Ann Claes en explique la genèse : « ces six jeunes designers ont lancé mi-août leurs collections dédiées au gaming. Shayli avait déjà exploré cette dimension pendant ses études : elle parle le langage des créatifs, mais aussi celui des développeurs digitaux. » Les premiers essais de ces explorateurs des nouveaux mondes se sont montrés concluants : la collection pilote de Stefan Kartchev, baptisée Miscible Displacement, combinait notamment une pièce digitale doublée d’une version jumelle physique. Pour le prix de 2000 €, ce modèle unique s’est envolé en huit secondes. Après la vente, Mutani a organisé une fête dans le monde virtuel Sansar pour célébrer ce succès pionnier, avec Stefan Kartchev comme DJ et quatre-vingts participants qui arboraient leurs achats virtuels. Chacun chez soi, mais ensemble.
Une meilleure valorisation de la création
« Le digital fonctionne main dans la main avec la dimension physique, il permet la valorisation du travail des créateurs puisqu’ils perçoivent un pourcentage sur la vente des NFTs », se réjouit Ann Claes. « Grâce à la blockchain, le processus est hyper transparent. Fini les créatifs payés de manière plus ou moins aléatoire : ici les royalties s’accumulent, y compris en cas de revente ». Les applications numériques permettent en outre d’acquérir tout un univers inhérent à chaque pièce : « pour les Cyber 6, nous avons aussi développé des avatars, et le NFT est comme une boîte cadeau incluant tout l’univers des designers. Il permet de découvrir l’histoire du vêtement, le processus de design, des versions en réalité augmentée, d’inclure une animation cinématique, et même une sonnerie de téléphone spécifique développée par Hiele. Nous offrons un environnement complet, mode et lifestyle. » Grâce à la vente de ses pièces digitales fin 2021, Stéphane Kartchev a par ailleurs pu financer le lancement de sa collection physique.
Le champ des possibles
Le Metaverse offre une infinité de potentiels, en pleine phase de construction. Pour Ann, « la technologie qui permettra de faire fonctionner des niveaux de détails très fins dans les mondes virtuels doit encore être améliorée. C’est le début d’un marathon, pour valoriser un haut niveau de créativité. » Au mois de septembre, Mutani lancera parallèlement un projet en partenariat avec Exclusible et Manish Arora, « qui a développé tout au long de sa carrière une incroyable expertise d’artisanat. Sa prochaine collection, virtuelle, explorera le thème d’une princesse guerrière. Il s’agit de toute l’élaboration d’un univers mené par un avatar modélisé selon un top model indien des années 90, Nayanika Chatterjee aujourd’hui ambassadrice des Droits des Femmes. Une histoire de mode traitée d’une manière complètement alternative, en combinaison avec une créativité extrême et des broderies ».
Poser un cadre réel au virtuel
En termes de création on trouve des sociétés qui ne font que du digital, comme Dress X, l’une des marques pionnières en matière de mode virtuelle, et d’autres maisons qui avancent progressivement dans la proposition de NFTs. Comme dans tout contexte d’innovation, des questions inédites se posent. Marine Peyrol évoque le travail de réflexion mené par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode à propos des enjeux de ces nouvelles applications : « de notre côté, nous avons sécurisé le nom Paris Fashion Week dans le monde virtuel. Quand on se lancera, à horizon 2023, nous voulons être sûrs d’être positionnés à la bonne place. Il faut veiller à s’associer aux bons artistes, aux bons acteurs du monde numérique ». Un accompagnement dont les jeunes designers auront bien besoin : la visibilité sur les réseaux sociaux n’est pas une évidence. Contrairement au monde physique, sur Internet on se heurte aux algorithmes. Tout territoire émergeant recèle ses extraordinaires possibilités, et les limites, souvent provisoires, de la nouveauté. Au final, entre avatars et réalités parallèles, la beauté se fonde sur notre humanité augmentée.
*Petit lexique numérique
Blockchain : Système d’enregistrement en temps réel de chaque étape de création ou de cession d’une œuvre originale, physique ou numérique. C’est une sorte de gigantesque registre public téléchargeable.
Métavers : Ensemble de mondes parallèles virtuels, fonctionnant par cycles d’évolutions non linéaires.
NFT : Non Fungible Token, littéralement « jeton non fongible ». Ce sont des certificats de propriété validés par une Blockchain, qui désignent une création unique, et rassemblent toutes les informations sur son auteur, sa cession et son propriétaire.
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