Allons-nous bientôt vivre dans un monde parallèle ? Ou la numérisation massive de notre environnement ne relève-t-elle que d’un gigantesque battage médiatique ? Evelyn Mora, entrepreneuse technologique et consultante en développement durable, nous livre ses cinq prédictions sur le monde de demain.
Parmi les clients de cette Finlandaise de 30 ans figurent le ministère finlandais de l’Environnement, le groupe Kering, Tesla, Condé Nast International, l’Agence spatiale européenne et Flanders DC. En 2014, elle a fondé la Semaine de la Mode d’Helsinki (HFW), qui lui a servi de laboratoire pour voir comment l’industrie de la mode pourrait s’améliorer. Le line-up, les infrastructures et la logistique devaient répondre à des critères stricts de durabilité. Plus tard, elle a déplacé l’événement acclamé dans un énorme Eco Village : une ville du futur dans laquelle le moindre cintre est circulaire. Dans le sillage de la crise sanitaire, elle a mis en place une édition 100% numérique. Un succès tel qu’elle a définitivement déplacé la HFW dans le métavers, un réseau d’espaces virtuels en 3D dans lequel les avatars se déplacent librement. Aujourd’hui, Evelyn Mora est à la tête du Digital Village. Dans ce métavers alternatif, les avatars peuvent tester des innovations, faire du shopping, visiter des musées, acheter des œuvres d’art et des pièces de mode. Le réseau est fondé sur les principes de durabilité numérique. À cet égard, Evelyn Mora peut être considérée comme une pionnière, puisqu’elle a publié la première étude totalement transparente sur la Digital Sustainability, dans laquelle elle établit une liste d’analyses et de recommandations pour un monde en ligne plus sûr et plus éthique. Voici ses cinq prédictions.
1. Les émotions seront de la partie
« Lorsque nous avons numérisé la Semaine de la Mode d’Helsinki, une journaliste de Vogue a exprimé la crainte qu’on ne ressente plus le côté émotionnel de l’événement. Le monde virtuel est trop souvent associé aux machines et aux robots sans âme. Cette vision fait l’impasse sur l’aspect narratif. Les films peuvent nous faire pleurer, tout comme un défilé de mode dans une version fictive de la Cité du Vatican, comprenant des statues enflammées et des graffitis progressistes. » Le nouvel Internet comporte un aspect mental important. Il est question d’efficacité, mais aussi de créativité, de relations, de sécurité, d’amour de soi et d’égalité sociale. « Je suis fascinée par les questions liées à l’identité que posent les avatars, et la mode est affaire d’expression personnelle. Digital Village veut donner à ses utilisateurs tous les outils nécessaires pour booster son estime de soi, chacun à sa manière. Je suis agréablement surprise par l’effet de mon digital twin. Depuis que je l’ai, je suis en quelque sorte devenue plus indulgente envers moi-même, je prends mieux soin de moi et je me soucie davantage de ce qu’elle (je) ressent (ressens) à propos de certaines choses. C’est difficile à décrire. Imaginez que ce jumeau numérique soit doté d’une intelligence artificielle et que vous puissiez réellement vous parler à vous-même. Certaines personnes trouvent cette idée malsaine, mais est-ce qu’on ne se regarde pas dans le miroir tous les jours ? Ce qui a toujours été une conversation à sens unique peut désormais aller dans les deux sens. Quel effet cela aura-t-il sur nos comportements, tant dans le monde virtuel que dans le monde hors ligne ? Quelles tendances se dégageront ? Je trouve ça passionnant. C’est plus qu’une expérience numérique, c’est de l’ordre du mental et de l’émotionnel. »
2. Le monde en ligne ne nous engloutira pas
Serons-nous bientôt complètement déconnectés du monde réel, dans un scénario à la Matrix où nous perdrons toute prise sur la réalité ? « Les choses ne sont pas si simples. Dans les dix prochaines années, notre réalité sera influencée jusqu’à un certain point : il deviendra plus courant d’organiser des réunions virtuelles par exemple, mais nous ne pourrons pas remplacer purement et simplement notre vie physique par une vie numérique. Cependant, le besoin de solutions en ligne ne va cesser de croître. La Covid-19 n’était pas un cas isolé, et l’espace virtuel constitue, au propre comme au figuré, une porte de sortie dans des situations de ce genre. Le Web3, l’Internet troisième génération, n’est pas une grosse bête effrayante sortie de nulle part. Les réseaux sociaux en 3D prennent de l’ampleur, les jeux se développent en temps réel et se doublent d’un aspect social : ce ne sont pas des nouveautés en soi, juste une évolution.
Le Web3 désigne également l’Internet des objets connectés, l’ensemble des appareils qui sont en contact les uns avec les autres via Internet : le thermostat, les baffles, notre smartwatch, etc. Cette connexion entre les objets physiques et le monde virtuel offre de nombreuses possibilités. Ça me dérange que nous fixions la frontière entre les deux univers d’une manière aussi extrême. En ce moment, nous sommes en train de discuter en ligne, mais notre conversation est-elle moins réelle pour autant ? Les actions et les choix que nous posons en ligne entraînent des conséquences. Prenons l’exemple du secteur de la mode : grâce aux innovations numériques, les entreprises peuvent limiter leur production, rendre la supply chain plus efficace, éviter les événements polluants comme les semaines de la mode et redéfinir notre façon de consommer grâce à de nouvelles expériences. Chacune de ces évolutions réduit considérablement l’impact écologique du monde de la mode. Nous sommes au beau milieu d’une catastrophe climatique et les outils technologiques – qu’il s’agisse de blockchain, de NFT, de cryptomonnaie ou d’intelligence artificielle – doivent être utilisés pour résoudre les problèmes du monde physique. La question n’est pas de savoir si on appartient à la team Online ou à la team Offline, mais comment on peut embrasser l’avenir numérique sans l’exploiter à outrance comme nous l’avons fait pour le monde physique. »
3. Le monde virtuel doit encore être construit
On a parfois l’impression que tout va trop vite et qu’on va se réveiller un beau matin dans un monde virtuel. Ça ne colle pas à la réalité. « Regardez les métavers comme Decentraland : ces mondes sont encore largement vides, seuls les early adopters les explorent. Ce n’est que le début, et nous avons encore le temps de développer un espace virtuel sûr, enrichissant, éthique et durable. » L’une des préoccupations écologiques patentes dans l’univers numérique est la quantité massive d’énergie nécessaire pour maintenir les serveurs qui font tourner le métavers ou la blockchain. « C’est vrai, même si c’est insignifiant par rapport à l’énergie requise par une fashion week par exemple. En réalité, nous devons repenser notre approche en matière de stockage de données. L’électricité, mais aussi l’exploitation minière, les éléments chimiques, les infrastructures, les énormes quantités d’eau de refroidissement, etc. : stocker des données est une activité polluante, sans parler de son impact socioculturel. Et pourtant, une évolution vers plus de durabilité est possible. Nous devons investir dans la recherche sur cette transition, qui serait d’ailleurs un champ très lucratif pour les start-ups ! »
4. La mode numérique, ça s’apprend
« Les maisons de luxe viennent frapper à ma porte pour faire “quelque chose” dans le métavers, de préférence le plus tôt possible. Certains acteurs ont une vision durable, mais la plupart veulent simplement leur part du gâteau numérique. En agissant de la sorte, on ne fait que transférer dans le monde virtuel les abus de la fast fashion. Il existe actuellement de gigantesques plateformes d’e-commerce qui emploient des développeurs sous-payés dans des pays en voie de développement pour créer des vêtements numériques à un rythme infernal. Ces gens pensent qu’ils peuvent devenir très riches, très vite, en vendant littéralement du vent. C’est du greenwashing : échanger en masse des vêtements NFT bon marché ne risque pas d’aider notre planète à aller mieux. La technologie, c’est très bien, mais il est aussi grand temps de sortir de notre zone de confort et de changer nos mentalités – de nouveau, l’importance des émotions – et nos modes de consommation. » La numérisation de la Semaine de la Mode d’Helsinki a soulevé des questions intéressantes. Le créateur de mode de demain doit-il automatiquement posséder des compétences en 3D, ou s’agira-t-il d’un métier à part entière ? Comment devons-nous payer les développeurs ? Qu’en est-il du droit de propriété ? À qui appartient la création ? Comment pouvons-nous adapter la technologie aux besoins d’une industrie plus durable ? Tout le monde est très désireux de mettre au plus vite le pied à l’étrier, mais il s’agit d’un processus de croissance, d’un projet à long terme. »
5. Le pouvoir va changer de mains
On peut découvrir des talents numériques sur des plateformes de mode durable comme The Fabric ou Zero10, mais elles ne sont pas légion. Encore une fois, le battage médiatique dépasse la réalité. « Je donne des conférences en Inde et en Afrique, où la plupart de mes étudiants ne disposent même pas d’une connexion wi-fi décente. Quarante pour cent de la population mondiale n’a pas accès à Internet, et un groupe encore plus important ne dispose pas du matériel adéquat. À l’heure actuelle, la plupart des ordinateurs ne peuvent pas gérer le logiciel utilisé par Digital Village pour que chaque spectateur bénéficie du rendu en temps réel et d’une qualité visuelle optimale. Il faut faciliter l’accès aux innovations. Sinon, on crée un produit de luxe, ce qui est tout sauf inclusif. » Le secteur de la mode africaine compte une quantité énorme de talents sous-exposés. Une scène numérique pourrait offrir davantage de visibilité et une distribution décente : les créateurs débutants pourraient mettre en place des défilés sans frais et les partager avec des investisseurs et des clients du monde entier. Ça pourrait impliquer une prise de pouvoir de la part de certaines communautés quelque peu marginalisées dans le monde de la mode, mais nous devons leur fournir les bons outils et le bon savoir-faire. Or, on voit déjà comment une poignée de grands acteurs cherchent à s’approprier l’espace virtuel. C’est pourquoi Digital Village est un multivers, un écosystème de différents métavers. « Si on veut obtenir une mode démocratisée et décentralisée, chaque personne doit avoir son propre métavers. Je le vois comme l’évolution logique d’un site web. À mes yeux, c’est l’avenir. » Pour empêcher les monopoles en ligne, un cadre juridique est également nécessaire. Evelyn Mora plaide auprès des autorités pour qu’elles fournissent un contexte légal, sûr et durable, mais à nouveau, certaines multinationales sont déjà à pied d’oeuvre pour tenter de breveter les mouvements oculaires de leurs utilisateurs à des fins commerciales… « La réglementation qui doit selon moi voir le jour sera cruciale pour le fonctionnement de notre société dans vingt ans. Crypto, IA, NFT, blockchain, métavers, Web3, Internet des objets : autant d’évolutions que nous ne pouvons pas arrêter. Je les considère comme une seconde chance pour l’humanité, car j’ai vu de mes propres yeux quel impact positif peut avoir la technologie. Elle nous donne l’occasion de revoir l’ensemble de nos infrastructures et de les fonder sur des principes durables. Faute de quoi il existe un risque réel que nous paralysions cette innovation en l’utilisant à mauvais escient ou en la distribuant de manière déloyale. Et ce serait une catastrophe. »
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