Interview: la parfumeuse Cécile Zarokian lève le voile sur son mystérieux métier

Publié le 28 novembre 2022 par Lore Ginneberge et Virginie Dupont
Interview: la parfumeuse Cécile Zarokian lève le voile sur son mystérieux métier

Son nom ne vous dit peut-être rien, mais dans le domaine des parfums de niche, il est dans toutes les bouches. Cécile Zarokian travaille depuis dix ans en tant que parfumeuse indépendante pour les maisons les plus luxueuses, dont Amouage. Au cours d'une master class exclusive, elle nous a dévoilé les arcanes du monde secret de la parfumerie. "Si vous n'avez pas d'histoire à raconter, aucun parti pris à défendre, rien ne permettra à votre parfum de se démarquer."

Comment êtes-vous entrée dans le métier ? Quand vous étiez enfant, saviez-vous que c'était une profession ?

"Pendant longtemps, je ne me doutais pas qu'il s'agissait d'un vrai métier, je pensais juste que des maisons comme Chanel et Christian Dior fabriquaient leurs propres parfums. Je n’envisageais pas du tout de faire ce travail. En réalité, j'allais étudier la médecine pour devenir pédiatre (rires)."

Cécile Zarokian
Cécile Zarokian au travail

« Assez tard, j'ai découvert par l'intermédiaire d'une amie l'école de parfumerie ISIPCA. Grâce à elle, j'en ai appris davantage sur ce secteur et ses différents débouchés, car tout ne se limite pas au nez. Mon enthousiasme était tel que j'ai décidé de m'inscrire à l'examen. Après tout, j'ai toujours été sensible aux parfums. Pas seulement les fragrances, mais aussi l'odeur des livres, celle de la lessive, de la maison... J'ai tellement aimé préparer cet examen que j'ai décidé de poursuivre sur cette voie. C'est comme ça que tout a débuté. »

Pourquoi avoir choisi de travailler comme parfumeuse indépendante ?

"La formation à l'ISIPCA incluait une longue période de stage. J'ai été formée pendant trois ans par un parfumeur senior chez Robertet, une célèbre maison de parfumerie française. Par la suite, j'ai eu la chance de travailler dans la même entreprise à Paris, mais peu après, à la suite d’une fusion, plusieurs personnes ont perdu leur emploi. C'était vers 2008, en pleine crise financière. Je savais que je ne pourrais pas rester, et j'ai songé à me lancer comme indépendante. Je me sentais un peu inexpérimentée, mais d'un autre côté, je n'avais rien à perdre. Il n’était pas encore question de famille ou de maison, alors pourquoi ne pas essayer ? En 2011, j'ai fait le grand saut en créant ma propre entreprise, une décision que je n'ai pas regrettée un seul instant."

C’est difficile de travailler pour d'autres maisons sans perdre son propre style ?

"Pour moi, c’est un plus. Les marques de parfum ont en général une identité forte et un passé riche. En combinant cette ADN avec ma créativité, on obtient une belle synergie. Mon travail se centre sur ce que la marque a envie de dire. Si vous n'avez pas d'histoire à raconter, aucun parti pris à défendre, rien ne permettra à votre parfum de se démarquer."

Epic, votre premier parfum pour Amouage, est toujours l'un de leurs jus les plus vendus après douze ans. Récemment, vous avez développé deux nouvelles fragrances pour la maison. Comment s’explique le succès de cette collaboration ?

"Si je connaissais la recette du succès, je l'appliquerais encore et encore (rires)Epic a été mon tout premier parfum, je l'ai créé pendant mon stage chez Robertet. Amouage était alors une maison peu connue ; depuis, la collection s'est considérablement élargie et pourtant Epic reste dans le top 3. J’en suis infiniment heureuse. J'ai rempilé avec Epic 56 et Material, guidée par l’envie de créer quelque chose qui plaît. Avoir l'opportunité de donner naissance à ces deux nouveaux parfums en tant qu'indépendante rend cette aventure encore plus spéciale."

amouage Cécile Zarokian
Material - Amouage

Qu'est-ce qui est le plus difficile et le plus amusant dans votre travail ?

"Le plus dur, c'est qu'il n'y a que 24 heures dans une journée (rires). Nous sommes une toute petite équipe et nous travaillons très dur. Mais ça en vaut vraiment la peine quand on voit le résultat. Dans une petite structure, tout le monde doit mettre la main à la pâte. C’est d’autant plus gratifiant quand ça se passe bien."

À quel moment de votre carrière avez-vous été le plus fière ?

"Sans aucun doute au lancement d’Epic, mon premier parfum pour Amouage. J'ai donc été comblée lorsque, des années plus tard, devenue parfumeuse indépendante, la maison m'a recontactée. Autre étape importante, la création de Bossa pour la marque brésilienne Granado. Le Brésil possède le deuxième plus grand marché de parfums au monde, mais il compte surtout de nombreux parfumeurs de premier plan. C'était génial de pouvoir travailler pour une si grande maison, surtout en tant qu'indépendante – depuis Paris, d’ailleurs ! Nous avons lancé Bossa en pleine crise sanitaire, en décembre 2020. Quand j'ai vu le parfum dans toutes les vitrines de Noël, je me suis sentie très honorée."

Cécile Zarokian Amouage epic parfum
Epic 56 - Amouage

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Beaucoup de vos créations sont unisexes. Est-ce un choix conscient de la marque ? Que pensez-vous de la division classique par sexe dans les parfums ?

"En général, le briefing émane de la marque : c'est elle qui décide si ce sera ou non un parfum unisexe. De mon point de vue, une fragrance n'a rien à voir avec le genre, mais plutôt avec l'humeur ou la saison. Par ailleurs, n’oublions pas que cette question est intimement liée à la culture. Ce qu’on qualifie de féminin ici en Europe peut être considéré comme masculin ou unisexe au Moyen-Orient. Là-bas, il est tout à fait normal que les hommes portent des parfums à la rose, par exemple."

En parlant de genre, la parfumerie était autrefois une chasse gardée masculine. Avez-vous remarqué une évolution au cours de votre carrière ?

"Durant l'âge d'or du parfum – en gros des années 1920 aux années 1970 – il n'y avait vraiment que des hommes. C'était un métier qui se transmettait de père en fils. Ce n'est que lorsque les écoles sont devenues accessibles aux femmes que les choses ont commencé à changer. Je remarque que la tendance s’est inversée. Certaines voix s’élèvent, réclamant davantage d'hommes pour maintenir un équilibre. Je pense que la situation actuelle n’a rien à voir. Les premières femmes ont vraiment souffert pour s’en sortir, alors qu'à mon avis, ce n'est pas le cas des hommes aujourd'hui."

"L'industrie en général est encore un monde d'hommes. Les postes à responsabilité restent majoritairement occupés par des hommes. Il demeure beaucoup de travail à faire dans cette voie, mais je pense qu'un changement est en marche."

On constate également un changement dans la façon de percevoir les parfumeurs. Auparavant, le parfum était principalement axé sur la marque, mais les nez sont de plus en plus mis en avant. Comment vivez-vous cette évolution ?

"En effet, le consommateur moyen ne savait pas qui fabriquait son parfum. Aujourd'hui, la presse s'intéresse davantage aux parfumeurs. Tout comme nous attendons avec impatience le dernier Amélie Nothomb ou le prochain Spielberg, les parfumeurs et leurs créations sont de plus en plus suivis. Selon moi, c’est une bonne chose qu’ils ne soient plus dans l'ombre, car la parfumerie est déjà en tant que telle une industrie très secrète. Je crois que, de nos jours, les consommateurs sont avides de transparence ; ils veulent en savoir plus sur la marque et les personnes qui se cachent derrière elle."

Cécile Zarokian amouage
Cécile Zarokian

Que vous réserve l'avenir ?

"Surprise (rires). Nous avons récemment lancé Material et Epic 56 avec Amouage. Pour ce dernier, nous avons voulu faire une autre version de l'original Epic à 56%. Grâce à un processus de maturation spécifique de cinq mois, nous avons obtenu un résultat plus intense, semblable à la fermentation du vin. En outre, nous revenons tout juste du salon mondial TFWA à Cannes où nous avons présenté les Attars d'Amouage. Un attar est une huile parfumée couramment utilisée au Moyen-Orient et dont la concentration est de 100%. C'est d’ailleurs la première fois que ce produit est conforme à la réglementation européenne. On m'a permis d'en développer trois, avec de la rose, du safran et du oud."

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