Après une vie entière à la détester, Béatrice a trouvé des raisons de pardonner sa maman. Témoignage.

Elle avait l’air si petite, si vulnérable. Elle qui m’avait toujours semblé si immense, si charismatique, semblait s’être réduite, comme un raisin sec. Elle marchait derrière le cercueil en pleurant sur elle-même. Quand je l’ai appelée pour lui annoncer la mort de son frère, ses premiers mots ont été : « Je suis la dernière, je suis la prochaine. » Cadette d’une famille dysfonctionnelle, elle avait vécu dans un confort bourgeois aux apparences bien lisses et n’avait jamais réussi à apaiser ses traumatismes d’enfance. Sa vie de petite fille entre une mère oisive, mondaine et alcoolique, un père industriel, limite incestueux. Et deux frères aînés brillants partis de la maison quand elle n’avait que 10 ou 12 ans, la laissant en proie au climat fami- lial terrifiant. Quand elle était jeune, ses parents donnaient des fêtes incroyables. C’est sans doute pour cela qu’elle avait des paillettes dans les veines, des jambes faites pour danser et des jupes plus courtes au fur et à mesure qu’elle grandissait. Exubérante femme-enfant toujours à la recherche de figures parentales rassurantes, elle avait suivi des études de psycho avant de voyager en Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord pendant quelques années. Mais mon grand-père avait fait de mauvais placements et l’argent commençait à manquer. Ma mère avait alors eu le choix entre rejoindre la réalité et s’enfoncer dans le mensonge. Elle a bien sûr choisi la seconde option en épousant mon père, un jeune homme bien né et aussi instable qu’elle. Rien n’était impossible pour ce couple qui oscillait entre violence sourde et passion dévorante. Ils s’aimaient, se déchiraient, déménageaient, se réconciliaient et arrosaient tout ça de luxe et de décadence. C’était joyeux et tragique à la fois. Mais la mort a commencé à semer des graines autour d’elle. Un fils, mon frère, né trois ans après moi et décédé d’une malformation cardiaque avant d’avoir quitté la maternité. Ses deux parents, victimes d’un chauffard et tués sur le coup dans un accident de circulation. Son frère, suicidé sous un train. Mon père, noyé lors d’une régate en Méditerranée. Cinq décès en trois ans et pour seul héritage des dettes et des emmerdes. Elle a dû vendre des biens, des bijoux, des œuvres d’art. Elle a constitué un petit capital avec ce qui restait puis elle a complètement dévissé

Elle a plongé. Pas dans l’alcool, la drogue ou les cachets, mais dans des aventures avec des hommes de plus en plus riches et de plus en plus bizarres. Des hommes que je croisais au petit matin, des hommes qui gâchaient nos vacances parce qu’elle passait son temps à chercher une cabine téléphonique ou à se consoler d’une rupture. Des hommes qui aimaient bien me regarder quand je prenais mon bain. Des hommes qui pouvaient être les pères de mes amies, les maris des siennes ou, plus tard, mes copains d’université. Je l’ai jugée, je l’ai détestée. Elle m’aimait, elle le montrait en assurant mes bons soins, mais elle n’a pas su me protéger des prédateurs, pas plus qu’elle n’a su se protéger elle-même. Mais ça, je ne l’ai compris qu’il y a peu. Je me suis éloignée, j’ai rencontré mon mari et j’ai eu trois enfants. J’ai construit toute ma vie avec la ferme intention de ne jamais reproduire les erreurs de ma mère. Dans une situation donnée, je choisissais toujours la solution inverse à celle qu’elle aurait adoptée. Mes enfants ont grandi en sécurité, un peu surcouvés, dans une famille de carte postale des années 50. J’ai la réputation d’être quelqu’un de très organisé et je n’ai jamais laissé ma mère garder ses petits-enfants. Quand elle voulait les voir, c’était chez nous, en notre présence. Ça provoquait des disputes terribles entre elle et moi. Des disputes au cours desquelles je vomissais tout mon jugement. Elle débarquait avec toute sa fantaisie, sa folie, elle se comportait comme une enfant de 4 ans, faisait le clown, sautait sur les lits, finissait la journée échevelée et en sueur tant elle était surexcitée. Je devais repasser derrière elle, calmer les gamins, remettre de l’ordre, comme toujours.

Puis elle a rencontré quelqu’un de bien, à l’aube de ses 60 ans : Jean. Un type en or, veuf, droit, généreux, qui lui a apporté un peu d’apaisement. Ils sont partis s’installer à la mer, elle s’est posée. Il la regarde avec beaucoup d’amour et semble très patient. Leur histoire dure depuis 11 ans, avec quelques heurts qu’elle n’a pas pu s’empêcher de provoquer. Quand il ne lui accorde pas toute l’attention dont elle a besoin, elle fait une connerie. Ça peut aller d’une coiffure improbable à l’achat d’un objet dispendieux en passant par une escapade avec un amant. Mais Jean pardonne tout, sage, posé et aimant. Il pense qu’il est à l’origine de notre réconciliation progressive. En réalité, c’est la conjugaison de plusieurs facteurs qui font que je suis moins en colère qu’avant. Le premier déclic, c’est donc la mort de son dernier frère. Elle, plus seule au monde que jamais, et moi, consciente enfin qu’elle n’est pas invincible. Le second, c’est lorsque mon mari m’a quittée trois mois après que mes trois enfants ont quitté la maison pour vivre leur propre vie. Je me suis sentie seule, vulnérable et abandonnée de tou·te·s. Et j’ai appelé ma maman. Ma mère, cet être haletant qui court depuis toujours pour échapper à la réalité, au temps qui passe et au chagrin. Cette femme qui, finalement, n’a rien mis en place pour me nuire sciemment. Elle est la première victime de son système foutraque et de ses dysfonctionnements. Et après avoir attendu toute ma vie qu’elle me demande pardon, je suis passée à d’autres sentiments. J’ai pardonné à ma maman.

Parce qu’elle est vieille. Parce qu’elle a peur. Parce qu’elle a fait ce qu’elle pouvait et que dans les épreuves que je viens de traverser, elle a été plus clairvoyante et bienveillante que n’importe laquelle de mes amies. Parce qu’elle, elle sait…

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