À l'heure où le Gala des Hivernales de la Danse se prépare, on a voulu en savoir plus sur ce qu'est la vie de danseur et danseuse de ballet.
Elle est danseuse étoile. Lui est un des rares danseur Belges à faire partie du corps de ballet de l’Opéra national de Paris. Ensemble, Ludmila Pagliero et Thomas Docquir forment un des duos star de la programmation des Hivernales de la Danse à Liège organisées par l’ex-ballerine Marie Doutrepont. Rencontre sur le toit de l’hôtel Brach à Paris.
La danse connaît un engouement sans précédent… Sorti en mars 2022, le film « En corps », de Cédric Klapisch – avec, dans le rôle principal, la danseuse du Ballet de l’Opéra de Paris, Marion Barbeau –, a attiré plus de 1,3 million de spectateurs. Dans les écoles, c’est l’affluence. Il y a celles et ceux qui se remettent aux pointes, quelques décennies après l’enfance. Les vidéos de chorégraphies de danseur.euse font le succès de TikTok et la onzième édition des Hivernales de la Danse à Liège est un des rendez-vous les plus attendus de 2023.
Autant de signes d’un emballement de l’époque pour la danse classique. Un amour pour le ballet que Marie Doutrepont, Ludmila Pagliero et Thomas Docquir partagent. Tous les trois ont commencé à danser quand ils étaient enfants. D’une passion dévorante, la danse classique est devenue leur métier. Une discipline exigeante, mystérieuse, jugée par beaucoup comme compétitive, élitiste, voire carrément inaccessible. Un monde en huis clos aux codes multicentenaires dont ils nous révèlent quelques ficelles alors que les Hivernales de la Danse qui visent à rendre la « Grande Danse » plus accessible s’organisent en coulisses.
Atteindre le firmament
Originaire de Dinant, Thomas Docquir danse depuis l’âge de 8 ans… Doué, il intègre l’école des petits rats de l’Opéra de Paris à 12 ans, un internat où il suit un double cursus : école le matin, danse l’après-midi, cinq jours par semaine, le tout complété pendant les vacances par des stages. Loin des siens, il s’entraîne dur pour réaliser son rêve : devenir danseur professionnel. « L’Opéra de Paris, c’est la Roll’s Royce de la danse », confie le jeune homme. Et d’ajouter : « Intégrer son corps de ballet, ça se mérite, d’où les sacrifices ! » Chaque année, Thomas passe un examen pour monter de division. Il expérimente alors les blessures, les découragements, les sacrifices, les échecs, mais aussi les réussites. À 17 ans et le bac en poche, le Belge réussit son pari et intègre le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Comme tout le monde, il commence au bas de l’échelle. D’année en année, il passe les examens qui le mèneront peut-être un jour au Graal : le titre de danseur étoile. En attendant, il est sujet, le grade intermédiaire dans la hiérarchie des danseurs, après premier danseur et étoile, qui offre quelques solos sur scène. « L’Opéra de Paris, c’est une troupe de 154 danseurs et danseuses au sein duquel l’homogénéité et le respect de la discipline priment sur l’expression de l’individualité. Il y a un “moule” à l’Opéra de Paris ! Le poids, la taille… Le gabarit est le même pour tou·te·s.
La journée type ? Cours le matin, répétitions l’après-midi, spectacle le soir (environ 180 spectacles par an), week-ends et jours fériés compris. Le rythme est soutenu. Être danseur ou danseuse de ballet, c’est mener une vie d’athlète de haut niveau. Même s’il ne laisse pas beaucoup de place à la vie privée, j’adore mon métier. Pour les femmes, le rythme est peut-être encore plus compliqué à gérer même si de plus en plus de danseuses sont mamans grâce (notamment) à un accompagnement post-accouchement organisé par la Compagnie. »
Le Ballet compte actuellement six étoiles masculines et dix étoiles féminines, dont Ludmila Pagliero. « C’est une star », nous confie Marie Doutrepont. Originaire de Buenos Aires, Ludmila commence son apprentissage intensif de la danse à l’Instituto Superior de Arte del Teatro Colón. Elle est la première danseuse argentine à entrer au Ballet de l’Opéra de Paris. Le 22 mars 2012, lors d’une représentation de La Bayadère, où elle danse le rôle de Gamzatti, c’est la consécration ! Ludmila est promue Étoile de l’Opéra de Paris. Sa nomination se fait sur scène devant un public extatique. « C’est la tradition », explique Ludmila. « C’est un moment magique, rempli d’émotions. L’aboutissement d’un rêve qui a nécessité énormément de travail et de sacrifices. »
La Roll’s Royce de la danse
Depuis les entrechats du Roi Soleil, le Ballet de l’Opéra de Paris veille sur le style français. Un style qui mise sur l’élégance avec des jeux de bras symétriques, des coups de poignet, des battements de jambes complexes et légers. L’Opéra de Paris, c’est aussi trois cents ans d’une chaîne ininterrompue de gestes et de traditions, deux salles de spectacle – l’une au Palais Garnier et l’autre place de la Bastille –, une académie et une école de danse (vivier des futur·e·s danseuses et danseurs étoiles).
Exceptionnel par sa longévité et son identité, ce Ballet l’est aussi par son fonctionnement. Troupe d’élite, son système est complexe, sa hiérarchie vissée. Une fois au bas de l’échelle, quatre étapes et autant de grades restent à franchir avant d’accéder au statut d’étoile. Chaque année, un concours de promotion est ouvert pour passer de quadrille à coryphée, à sujet, à premier danseur. Il y a une ou deux places au maximum, par grade. Par promotion, un seul danseur, une seule danseuse deviendront étoile. Parfois aucun. « La retraite d’un·e danseur·se de l’Opéra de Paris est fixée à 42 ans. L’âge où on est encore très performant physiquement, donc c’est parfois un peu frustrant d’être écarté. En plus, les danseurs et danseuses n’ont pas des salaires de footballeurs, donc ils doivent continuer à travailler après leur retraite. Une fois dehors, ils ou elles se reconvertissent pour la plupart en chorégraphes, régisseur·euses, maîtres de ballet ou professeur·es », conclut Marie Doutrepont.
Entre tradition et modernité
Et si Roméo et Juliette étaient interprétés par deux hommes ? Ou par deux femmes ? Et si Carmen, la délurée, n’était pas punie pour sa liberté sexuelle et ne mourait pas ? L’évolution de la danse classique s’entrelace de plus en plus avec l’histoire de la société, des mœurs et des tendances. Directeur de la danse pendant un peu plus d’un an (entre novembre 2014 et février 2016), Benjamin Millepied a voulu dépoussiérer l’Opéra de Paris en revisitant certaines œuvres classiques. Il a notamment refusé, pour la première fois de l’histoire de L’Opéra, de grimer de jeunes danseurs et danseuses dans un tableau de La Bayadère, ballet romantique dont l’action se situe en Inde. Ainsi lors de la danse dite « des négrillons » de Léon Minkus, les élèves à l’école de l’Opéra interprétaient traditionnellement cette chorégraphie en tenue académique et maquillage marron. Depuis, les pratiques issues de l’héritage colonial et/ou esclavagiste qui consistent à maquiller les artistes pour qu’ils correspondent à la vision de l’exotisme du créateur de l’œuvre sont revues et corrigées.
« Aujourd’hui, les danseurs·euses ont des costumes qui correspondent à la carnation de leur peau et on parle de “danse des enfants” à la place de la danse des négrillons. Les questions liées à la diversité à l’Opéra sont un sujet qui fait beaucoup de débats en ce moment », explique Thomas. « Traditionnellement, les ballets mettent toujours en scène des princes riches et blancs, des femmes trompées, et des amours contrariées en raison de classes sociales différentes… Il y a beaucoup de clichés et de stéréotypes dans les œuvres. Très clairement, ce n’est plus d’actualité. On a envie de voir des œuvres moins hétéronormées aujourd’hui. Plus de diversité sur scène aussi. » Mais jusqu’où peut-on modifier un ballet sans trahir le contexte dans lequel il a germé ? « Il faut repenser en douceur la manière d’incarner et de jouer la tradition, pour démocratiser l’institution sans la vulgariser », conclut Marie Doutrepont. « L’identité de l’Opéra de Paris est celle de l’école classique française qu’elle entend conserver, mais la compagnie est de plus en plus reconnue aussi pour ses créations contemporaines. » Quant à la question de l’équilibre entre les spectacles contemporains et plus académiques, Marie Doutrepont insiste sur la nécessité de « réconcilier les deux mondes qui sont encore trop séparés ».
Les Hivernales de la Danse
À l’antipode d’une approche élitiste et inaccessible, les Hivernales de la Danse se veulent, depuis leurs débuts, être un événement qui parle à tou·te·s. « Beaucoup de gens pensent encore que le ballet, ce n’est pas pour eux. Je peux comprendre : rien que quand on se pointe devant l’Opéra, on se dit “Ouh là. C’est impressionnant. En plus, les places sont chères”. On croit que c’est réservé aux personnes blanches et âgées », constate la fondatrice des Hivernales de la Danse Marie Doutrepont qui dit aimer observer le regard émerveillé de celles et ceux qui se rendent au ballet pour la première fois.
Ex-danseuse classique professionnelle de plusieurs compagnies (Royal Ballet de Covent Garden, Ballet du Capitole de Toulouse et Ballet de Flandre), la Liégeoise a su capitaliser sur son réseau pour attirer à Liège la crème des solistes mondiaux et mondiales. Si, en théorie, ce projet semblait irréaliste à ses débuts, il a toutefois donné naissance à l’un des rendez-vous culturels les plus attendus. Plus encore, il est désormais le seul gala, de stature internationale, organisé sur le territoire belge. Depuis la première édition des Hivernales en 2011, Marie opte donc pour une programmation éclectique qui ne tombe dans aucun cliché. À la fois pointu et accessible aux non-initiés, son programme comprend des extraits phares du répertoire classique ainsi que de petits bijoux contemporains. À cela s’ajoutent aussi des créations. La particularité ? Marie ne dévoile pas le programme du gala, la liste des danseurs et danseuses invité·e·s uniquement. L’idée est ici de se laisser surprendre, en totale confiance, puisque la qualité des prestations des Hivernales de la Danse est maintenant chose acquise.
En pratique ? Un spectacle de plus de deux heures avec à l’affiche un casting composé d’une douzaine de danseurs et danseuses, parmi les meilleurs du monde. « Composée de solos et duos sélectionnés parmi les pièces les plus emblématiques du répertoire classique et contemporain, cette onzième édition joue, une fois encore, la carte de la puissance technique et de la rencontre de personnalités fortes et envoûtantes comme celles de Ludmila et Thomas », ajoute Marie Doutrepont. Avec en bonus, cette année, la possibilité exclusive pour le public d’assister à l’entraînement des danseurs et danseuses étoiles le dimanche matin. Mais aussi un livre anniversaire qui retrace les dix ans de cet événement hors normes et un Prix des Hivernales qui dédramatise la « Grande Danse » avec un jury qui sort des canevas de l’Opéra. Le tout au Manège de la Caserne Fonck. Un écrin de choix pour cette programmation multifacettes qui offre au public une expérience aussi inattendue qu’inoubliable.