Lorsqu’Alexandra a rencontré Alexandre, une amitié est née et il est devenu son meilleur ami. Elle était loin de se douter qu’avec cet être si cher, elle partageait un père…
J'ai perdu le contact avec mon père lorsque j’avais 5 ans. Je n’ai aucun souvenir de lui. À part peut-être son visage sur l’écran de la télévision, beaucoup de cris et une grosse voiture. Il avait fait la une des journaux pour des affaires liées au grand banditisme plusieurs années avant que ma mère tombe amoureuse de lui et vive à ses côtés une vie ponctuée de coups, d’absences, d’infidélité et de douleur.
Lorsque ma mère a réussi à le quitter, nous avons dû nous éloigner de l’endroit où il habitait pour garantir notre sécurité. Elle a également entrepris des démarches pour que je ne porte plus son nom de famille, mais sans succès. Je devais juste rester discrète à propos de mon identité. À l’école, l’institutrice avait convenu avec ma mère qu’elle ne ferait l’appel qu’en citant les prénoms des enfants, et pas leur nom de famille, pour ne pas éveiller la curiosité des autres gamins. Mon père n’avait pas obtenu un droit de garde du fait de son passé judiciaire. De toute façon, il s’en foutait : ce qu’il voulait, c’était ma mère, pas moi. Il souhaitait lui pourrir l’existence. Elle craignait qu’il me fasse du mal pour l’atteindre. Aujourd’hui, on parlerait de harceleur. Au début des années 80, on parlait d’homme amoureux en colère. Trois ans après leur rupture, il est mort. Je ne sais rien de plus (ma mère n’a jamais voulu m’en parler jusqu’à ce que j’entreprenne mes propres recherches, des années plus tard). Je la sentais soulagée, je pouvais enfin sortir de la maison, avoir des activités extrascolaires, faire de la danse et dormir chez des copines. Nous étions « libres de lui » et l’histoire pourrait se terminer ici. Mais ce serait trop simple.
Une fois en âge de quitter la maison, j’ai obtenu un jugement m’autorisant à changer de nom et à adopter légalement celui de ma mère. J’ai entrepris des études de droit à l’université. Il n’y avait pas encore de réseaux sociaux, pas de raison de décliner son identité à tout bout de champ. Le nom de mon père était effacé de ma carte d’identité et oublié dans l’opinion publique depuis longtemps, mais je restais très discrète. Le secteur d’activité que j’avais choisi m’exposait aux recherches de mes compagnons d’amphi qui, au détour de tel ou tel travail sur les archives judiciaires belges auraient pu faire le rapprochement, mais globalement, j’avais l’esprit tranquille.
C’est là que j’ai rencontré Alexandre, étudiant dans la même année que moi. On faisait la fête ensemble. Contrairement à d’autres potes, il n’y a jamais eu la moindre ambiguïté entre nous. Comme j’étais fille unique, je voyais en lui le frangin que je n’avais jamais eu. Alexandre était discret, intelligent, complexe. Il respectait mes silences et je respectais les siens, on s’aidait beaucoup dans nos études, on se rendait des services. On est devenus inséparables, à tel point qu’on a décidé de prendre un appart en coloc plutôt que de rester dans des kots insalubres. Nos mères sont venues nous aider à emménager, elles se sont rencontrées plusieurs fois lorsqu’elles venaient nous voir ou nous apporter notre linge propre, mais à part quelques banalités, elles n’échangeaient rien. Il s’est passé quatre ans de coloc et d’amitié harmonieuses avant qu’Alexandre fasse un jour référence à son enfance. Jusque-là, lui comme moi avions compris que nous avions été élevés par nos mères respectives, avec des pères absents et il n’y avait rien à ajouter. Mais ce soir-là, en plein milieu d’une conversation arrosée, Alexandre a parlé d’une histoire de malfrats, a glissé le mot « papa » dans une phrase et est devenu blême. Je l’ai rassuré : moi aussi j’avais eu une enfance marquée par un père défaillant et malhonnête, il ne devait pas avoir honte, je comprenais. Il n’a pas voulu aller plus loin.
Les jours qui ont suivi, on ne s’est presque pas parlé. Alexandre était morose, triste, inquiet. J’ai appelé ma mère pour lui parler de la situation. Elle a émis l’hypothèse qu’au vu de nos âges similaires, des indices laissés par Alexandre et de sa région d’enfance, il était possible qu’il soit le fils d’un des « amis » de mon père lorsqu’il commettait des délits. J’ai décidé d’en parler à Alexandre, d’ouvrir ma boîte à secrets et de me libérer pour le libérer. Je lui ai dit ce qu’avait fait mon père, à quelle époque et dans quelles circonstances. Il a fallu plusieurs minutes avant que je prononce le nom de mon géniteur. Alexandre, en larmes, a simplement répondu « alors tu es ma sœur ». Nous nous sommes effondrés. Le lendemain, nos mères étaient là pour nous aider à comprendre la situation. Il s’est avéré que mon père, alors qu’il était marié avec ma mère, entretenait une double vie avec la mère d’Alexandre. Nous étions nés à quelques mois d’intervalle, il ne l’avait pas reconnu à sa naissance, mais avait exigé qu’il s’appelle Alexandre alors que moi, l’aînée, je m’appelais déjà Alexandra. Un trait d’humour, sans doute… il ne l’avait pas souvent vu jusqu’à ce qu’il ait 5 ou 6 ans. Car lorsque ma mère l’a quitté, c’est chez eux qu’il a atterri. Alexandre a donc vécu avec notre père de ses 6 ans jusqu’à ce que ce dernier décède et s’efface de nos passés.
Plus de 20 ans après cette révélation, Alexandre est toujours mon meilleur ami. Et c’est mon frère aussi…
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