De l’aversion à la fascination puis à la revendication de ma chevelure frisée, la relation à mes cheveux fut intense. Au point de m’amener, il y a 15 ans, à me pencher sur les logiques sociétales et identitaires qui renvoient aux cheveux des femmes afrodescendantes*.
En tant qu’anthroposociologue, je livre ici mes analyses, basées sur mes recherches. J’envisage en filigrane ma trajectoire personnelle, qui a amorcé mon point de vue scientifique, mais aussi mes engagements professionnels et activistes.
Un passé historique à déconstruire
La manière dont les images et narrations se sont construites depuis l’esclavage en passant par la colonisation dans le cadre du contexte belge a un impact sur le regard actuel qui est porté sur les femmes afrodescendantes, sur leur rapport au corps et leur chevelure. Les représentations et récits visuels historiques relatifs aux femmes noires dans l’imaginaire occidental sont, pour la plupart, basés sur le cliché de la présumée infériorité. De ces représentations négatives résultent certains complexes (présumés ou réels), qui influencent l’autoreprésentation des femmes noires. Par le biais de ces représentations péjoratives, les femmes noires incorporent ainsi l’échelle de valeurs de la société dominante occidentale. Elles développent donc une mésestime de soi, voire une haine de soi qui spolie leur intégrité. Afin que les Afrodescendantes parviennent à reconstruire leurs propres normes et codes, elles doivent prendre conscience des mécanismes et biais racistes sexistes (chosification, animalisation, hypersexualisation de leur être et de leur corps), qu’elles ont intériorisés de manière inconsciente. Elles doivent entamer un processus de décolonisation du rapport traumatique à l’image d’elle-même, de leur corps, de leur physionomie et de leur capillarité.
L’impact des mannequins, des médias et du web
Les médias, par le biais des images qu’ils diffusent, sont des prescripteurs de normes et de tendances. Ainsi, ils participent aux processus de construction des standards au niveau de la beauté capillaire. En ce qui concerne la place des cheveux, malgré le constat de certaines évolutions récentes, le standard en matière de beauté capillaire fortement véhiculé par les médias a longtemps été celui de femmes blanches portant de longs cheveux blonds et raides.
Pour aborder les représentations des cheveux dans la publicité et la mode, il faut se pencher sur la place et l’image des mannequins d’ascendance africaine. Les mannequins et les top models noires et métissées, qui se sont succédé depuis les années 1990 à aujourd’hui, ont affiché majoritairement des cheveux lisses (défrisés ou extensions*). En dépit de quelques changements en matière d’inclusion dans le champ de la mode, le standard de beauté capillaire reste celui du cheveu lisse. Parmi les mannequins de la génération des années 90, il y a l’ultra célèbre Naomi Campbell d’origine jamaïcaine, à la longue chevelure raide synthétique, ainsi que l’Afro-Américaine Tyra Banks aux cheveux lisses artificiels. Celles-ci se sont publiquement exprimées au sujet de leur alopécie* liée à l’excès de tissages* et de perruques.
Dans la génération des années 2000, il faut citer Liya Kebede, originaire d’Éthiopie, qui porte soit des extensions, soit ses cheveux provisoirement lissés ou encore naturels. La mannequin anglaise d’origine jamaïcaine, Jordan Dunn, porte essentiellement des tissages. Les cheveux naturels de la mannequin française d’origine martiniquaise Noémie Lenoir et de la Soudanaise Alek Wek sont devenus un signe distinctif, intrinsèquement lié à leur succès.
Parmi les models des années 2010, la top model d’origine afro-portoricaine, Joan Smalls, apparaît le plus souvent avec de faux cheveux. Herieth Paul est originaire de Tanzanie et Ajak Deng du Soudan. Elles ont défilé toutes les deux pour de très grandes maisons de couture en portant leurs cheveux naturels. Les mannequins aux cheveux naturels signent une évolution dans les représentations collectives : le cheveu crépu se retrouve « glamourisé ». Les images sur lesquelles elles apparaissent participent à la réévaluation des critères capillaires dans l’univers de la mode, donc dans l’espace public, et par conséquent, dans les représentations collectives. Vers 2015, on assiste à l’essor de nouvelles top, telles la Soudanaise Adut Akech, Maria Borges d’origine angolaise ou encore Khoudia Diop, d’origine sénégalaise, surnommée Melanin Goddess. Ces figures de beauté et de mode à la peau plus foncée et qui portent pour la plupart du temps leurs cheveux frisés viennent ainsi changer les règles du jeu : leur exposition permet de sortir des logiques coloristes* qui sont toujours très prégnantes dans les médias et dans l’audiovisuel. L’émergence de ces mannequins à la peau plus foncée et aux cheveux crépus marque un changement majeur, car une nouvelle génération de jeunes filles afrodescendantes peut désormais s’identifier à des femmes qui leur ressemblent et qui ont le même teint et le même type de cheveux qu’elles. À partir des années 2000, grâce à l’essor d’internet, le cheveu crépu apparaît comme un cheveu avec une potentialité créative, une grande versatilité et non plus uniquement comme des cheveux inesthétiques ou difficiles à coiffer ou encore qui ne sont pas présentables sur le plan professionnel.
La « nappy culture » : un détournement positif
Début 2010 et de manière croissante dans le temps, des magazines ont consacré des articles à la nappy culture. L’expression « nappy » est un terme anglais, qui dans son sens initial, à l’époque de l’esclavage, était utilisé par les Blanc·he·s pour qualifier de façon dénigrante le cheveu crépu des Noir·e·s, lequel était comparé au pelage d’un animal. Au fil du temps, les Afrodescendant·e·s d’Amérique ont conservé ce mot dans leur langage ; il est communément devenu une insulte pour se moquer des filles et des femmes aux cheveux fort crépus. Peu avant les années 2000, ce terme est détourné de sa connotation négative et sa mobilisation est devenue anti-hégémonique. Les femmes aux cheveux naturels ont dès lors attribué une valeur méliorative à ce terme qui véhicule aujourd’hui un message d’acceptation de soi. Nappy devient la contraction de « natural and happy », qui veut dire « naturelle et heureuse ».
On retient ça !
Si le champ de la beauté et de la mode mainstream restent dominés par certains diktats blancs, les femmes afros parviennent à subvertir certaines règles et à exprimer leur vision de la beauté.
À l’air du digital, pour toute une nouvelle génération, il n’est plus envisageable de se conformer à des codes qui ne leur ressemblent pas, mais bien reprendre son pouvoir. Ces femmes afrodescendantes visibles, médiatisées, iconiques encouragent de la sorte leur communauté à s’affirmer.
Les femmes d’ascendance africaine contrôlent dorénavant les contenus médiatiques. Leurs choix, discours et prises de position permettent alors de défaire certains stigmates négatifs. Elles luttent ainsi contre les multiples formes d’oppressions et offrent de nouvelles représentations identitaires valorisantes et valorisées des femmes afrodescendantes. Le fait de se réapproprier la texture frisée/crépue de leurs cheveux vient marquer une transformation personnelle chez certaines femmes d’ascendance africaine. Ce changement peut avoir un impact psychologique et symbolique d’empowerment. Promouvoir et véhiculer l’idée d’une beauté afro relève d’une action militante, au nom d’une mémoire et d’une appartenance de groupe. Il s’agit de redéfinir certaines représentations collectives, renverser certains rapports de force, mais également d’augmenter la visibilité des femmes afrodescendantes dans l’espace public. Une volonté d’amener à un repositionnement de représentations et à une reconquête de soi !
Un petit bout de mon histoire
Ma grande sœur Melissa de Rosen est revenue au port de ses cheveux au naturel en 2006, encouragée par ma mère, Cerina de Rosen. J’ai ensuite suivi ma sœur en revenant au port de mes cheveux naturels, fin des années 2000. Ayant grandi dans ce que l’on nomme des « espaces blancs » (à l’école, dans les activités parascolaires), ma sœur et moi étions pour la plupart du temps les rares petites filles et adolescentes afrodescendantes. Ce contexte a façonné mon rapport à mon corps et à mes cheveux. Petites, notre mère nous faisait des tresses au fil, une fois arrivées à l’école, ma sœur et moi faisions tout pour les défaire. Adolescente, je me sentais pleinement confiante et belle après un brushing. Une étape marquante : au début des années 2010, ma mère fonde Ethno Tendance Fashion Week Brussels, le premier événement d’envergure en Belgique dédié à la mode afro et à aux beautés naturelles (entre autres), mon regard anthroposociologique s’éveille alors et je m’engage contre les oppressions intersectionnelles que vivent les femmes afrodescendantes à travers Ethno Tendance Fashion Week Brussels et mon collectif Afroféministe Mwanamke.
Petit dico des cheveux naturels
• Afrodescendante : par ce terme, je désigne les femmes d’origine et d’ascendance africaine, qu’elles soient métissées ou non, qu’elles vivent en Europe, en Afrique, dans les Antilles ou aux États-Unis.
• Alopécie de traction : perte généralisée ou partielle, ponctuelle ou définitive, des cheveux due à une traction trop forte et récurrente des cheveux (tresses, tissages).
• Cheveux naturels : cheveux non transformés à l’aide de produits chimiques.
• Colorisme : une forme de hiérarchisation de la couleur de la peau, où les femmes plus foncées sont souvent invisibilisées et les femmes plus claires davantage exposées.
• Défrisage : transformation chimique de la texture des cheveux frisés ou crépus, afin de les rendre lisses.
• Extensions/tissage : coiffure à partir de laquelle des mèches de cheveux vont être cousues sur des tresses ou collées sur le crâne.
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