Partout dans le monde, des voix s’élèvent en faveur des campagnes de mode inclusives. Après avoir prôné la diversité en matière de couleurs de peau, de courbes et de genres, les fans de mode veulent aussi voir devant l’objectif davantage de mannequins différents. Un fauteuil roulant sur le catwalk, ou une personne atteinte d’un handicap mental comme égérie d’un nouveau rouge à lèvres ? Yes, they can ! ELLE s’est entretenu avec Enya et Gideon, deux mannequins professionnels atypiques.
Personne comme moi
« Pourquoi personne ne me ressemble ? », se demande Enya, une jeune fille trisomique, en faisant défiler les comptes d’influenceuses. Lassée qu’on dévisage sa sœur dans la rue, Céline, qui l’accompagne aujourd’hui dans sa carrière de mannequin, lui a dit un jour : « On va enfiler quelque chose de beau, comme ça ils auront quelque chose à regarder. » Enya a pris la pose, elles ont posté la photo et c’est comme ça qu’est né le compte Instagram downsyndrome_queen. Entre-temps, après de nombreuses collaborations avec des marques telles que Dior, H&M, Essentiel, Hunkemöller, Gucci et Chanel, elle a fait la couverture de « Glamour » aux Pays-Bas et est devenue l’un des visages réguliers de Zalando.
L’année 2018 a marqué un tournant dans la fashion industry avec, à la clé, une évolution vers une représentation plus diversifiée : 50 % des grands magazines de mode ont affiché un mannequin noir en couverture, et les publicités ont offert une place aux tops transgenres et plus size. « Teen Vogue » s’est démarqué en septembre 2018 avec une campagne légendaire : trois mannequins porteurs d’un handicap ont orné la couverture intitulée « The New Faces of Fashion ».
Gideon est de ceux-là. Vers l’âge de 15 ans, il se blesse au football et sa peau ne retrouve pas sa pigmentation. On lui diagnostique rapidement un vitiligo. Les premières années, il utilise du maquillage pour camoufler les taches blanches sur son visage. « J’étais en pleine puberté, une période où on se cherche et tout à coup, une nouvelle identité s’est imposée à moi. » Entouré d’amis fidèles et d’une famille aimante, Gideon a fini par abandonner le make-up occultant et accepter sa nouvelle apparence. « Tout le monde a été choqué pendant un moment, mais au fil du temps, c’est devenu une partie de mon identité. »
De cette acceptation est née une forme de sérénité, grâce à laquelle Gideon a pu se lancer dans le mannequinat. On le repère lors d’un stage pour ses études en Afrique du Sud. « Il me restait trois mois de stage et je me suis dit cool, je vais faire ça un moment avant de poursuivre mes études. » Son shooting test fait la couverture de « Vogue Italie » et sa carrière explose. « J’ai décidé de prendre une année sabbatique pour faire des shootings. Sauf que cette année sabbatique s’est révélée plus longue que prévu (rires). »
Petits pas
En Belgique, il reste du chemin à parcourir. Une enquête menée auprès de quelques-unes des plus grandes agences nous apprend que les mannequins en situation de handicap ne font pas l’unanimité auprès de leur clientèle. Elles aimeraient pourtant que les choses évoluent pour pouvoir élargir et diversifier davantage leur base de données de mannequins.
Environ un quart de la population vit avec un handicap, mais ne se reconnaît pas dans les modèles standards. Dans les départements marketing, les blondes aux yeux bleus, à la peau blanche et taille 0 font encore recette. La peur d’être « différent » est ancrée dans notre culture, où prime la recherche de la perfection. Ajoutons à cela notre obsession du corps sain, et on aboutit à une sous-représentation de la diversité dans les campagnes de mode.
Gideon travaille dur pour changer la donne. « J’ai fait une campagne pour Nike et mon visage s’est retrouvé dans toutes les grandes villes du monde. Pendant une période, c’était surréaliste. » Un jour, il est à Prague pour un shooting, le lendemain, il s’envole pour Marbella et le soir même, il descend à Paris. Visage de Zalando, Calvin Klein, Tommy Hilfiger, Gideon se mêle à la jet-set. Le clou du spectacle ? « La couverture de “Hunger Magazine”, c’était sublime. »
Sans véritable politique de publicité inclusive, certaines entreprises manquent l’occasion de lever les stigmates sociaux et de donner de la visibilité aux beautés différentes. Et elles se privent de certains revenus. Plus une publicité est inclusive, plus elle touche les client·e·s potentiel·le·s, porteurs·euses ou non d’un handicap. Aerie, la marque de lingerie appartenant à American Eagle Outfitters, qui a dévoilé en 2018 une campagne mettant à l’honneur des mannequins handicapé·e·s, a vu ses revenus progresser de 38 %.
« Les client·e·s tiennent à ce que les marques représentent tout le monde. Mais certaines trouvent ça effrayant », affirment Enya et Céline. Gideon les rejoint sur ce point. « Zalando est conscient de ce qui se passe en ce moment. Ils font bien les choses. Ça se voit lorsqu’on se rend au siège à Berlin ou lors des shootings. Tout le monde est le bienvenu : toutes les couleurs de peau, tous les genres, avec ou sans handicap. C’est dans l’ADN de l’entreprise et ça se ressent dans ses politiques de RH et ses castings. »
Tommy Hilfiger est encore allé plus loin en lançant une ligne de vêtements adaptée aux personnes invalides. La marque estime que la mode inclusive fait partie de son ADN. Nike associe également l’invalidité à l’athlétisme. Ainsi l’athlète paralympique Tatyana McFadden a servi de modèle pour une campagne. Gideon a également été retenu. « J’ai dû courir 3 km pendant le casting (rires) ! » « Chanel prône également la diversité », poursuivent Céline et Enya. « Nous voulons que ces marques soient valorisées : elles ouvrent la porte aux personnes handicapées. »
Diversity washing
Il faut aller au-delà de la diversité mise en scène. Les mannequins hors normes ont également leur place dans les pages publicitaires des marques de luxe.
Gideon refuse régulièrement des demandes. « Lorsque j’associe mon visage à une marque, je veux être en phase avec ses valeurs fondamentales. Je consulte le site web : s’il n’y a que trois modèles noirs parmi une majorité de mannequins standards pour jouer la carte de la diversité, alors je passe mon tour. Je ne veux pas être embauché pour satisfaire à un quota de diversité. » Céline : « Certaines entreprises veulent vraiment changer. D’autres mettent en place une campagne ponctuelle pour booster leurs ventes, nous refusons de prendre part à ce genre d’initiatives. »
Et la représentation doit être sincère. C’est le mannequin qui est derrière le handicap qui doit être central, et non le contraire. Le message inclusif est subtil. L’authenticité est essentielle. Attention à la représentation unidimensionnelle de ce que signifie un handicap, car le spectre est très large : des handicaps physiques aux handicaps mentaux, visibles et invisibles.
L’équilibre est fragile. « L’excès nuit en tout, et c’est vrai aussi pour la diversité », fait remarquer Gideon. Il faut trouver un équilibre entre les modèles standards et les autres. « J’évite délibérément les agences qui ne proposent que des modèles “différents”. Je ne veux pas être mis dans une case, je veux appartenir à la catégorie des mannequins mainstream pour que le public s’habitue à l’image des personnes atteintes de vitiligo. »
Il existe un obstacle supplémentaire : la peur de l’inconnu. Céline : « Enya est très professionnelle. Elle comprend ce qu’on attend d’elle et fait ce qu’il faut pour être à la hauteur. Elle connaît son travail. Or, je trouve que les équipes la sous-estiment souvent. S’ils ont besoin de dix clichés, les photographes s’attendent à devoir cliquer des centaines de fois pour obtenir une bonne image. Ensuite, ils se montrent très surpris d’y arriver après quelques essais. » Céline l’accompagne partout. En matière de communication, Enya a besoin d’un petit coup de pouce. « Elle comprend une grande partie de ce qui se passe autour d’elle, mais s’exprime plus difficilement. C’est là que j’interviens. »
Moi !
Jillian Mercado, une mannequin atteinte de dystrophie musculaire spastique, confinée dans un fauteuil roulant, a fait la couverture de « Teen Vogue ». « Je ne postais que mon visage sur les réseaux sociaux. J’avais honte de moi. Ne me retrouvant pas dans ce que je voyais, j’avais l’impression que moi et mon corps, on n’était pas suffisants ou complets », a-t-elle déclaré au magazine américain. La cover a changé l’état d’esprit de Jillian, et sa carrière de mannequin a décollé. « Le parcours d’Enya suscite des réactions positives auprès des parents d’enfants atteints de trisomie », déclare Céline. « Enya fait état des possibilités plutôt que des limites dont parlent les médecins. » Gideon reçoit également de nombreuses réactions enthousiastes de la part de ses pairs qui ont honte de leur maladie. Il veut jeter des ponts. « À ce titre, le mannequinat n’est qu’un outil. Je ne me considère pas comme un top-modèle, plutôt comme un porte-parole des personnes atteintes de vitiligo. »
Après notre entretien avec Céline, nous avons posé quelques questions à Enya. Ce qu’elle aime le plus dans les shootings ? « Les superbes vêtements. Plus c’est bouffant, mieux c’est. » (Sa mine réjouie en dit long.) Elle adore aussi les coiffures et le make-up, qui la font se sentir encore plus belle. Son meilleur atout ? « Ses yeux, sans aucun doute. » Lorsque nous lui demandons quel·le mannequin elle admire, elle répond immédiatement « MOI ! », tout en faisant un gros câlin à sa sœur Céline. Qu’y a-t-il encore sur sa wish-list ? « Défiler sur un catwalk », lance-t-elle avec enthousiasme. Nous lui montrons un numéro du ELLE. « Regarde, tu vas être dans ce magazine », lui indique sa sœur Céline. Le regard rayonnant d’Enya vaut tous les discours du monde.
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