Sophie est la plus belle, la plus forte, la plus brillante et la plus intrigante des femmes que j’ai eu l’occasion de croiser dans ma vie. Je l’aime d’un amour infini, inconditionnel, total. Je suis amoureuse. Je lui donnerais un rein si elle en avait besoin. Je vendrais mes biens, je partirais au bout du monde. Je rêve d’elle chaque nuit, de sa voix, de ses mains. J’imagine qu’elle pose sa bouche sur ma nuque, qu’elle glisse ses doigts dans mes cheveux, que nos corps fusionnent et se promettent l’infini. Je pourrais la couvrir de dahlias, ses fleurs préférées. Pour elle, je pourrais me priver de tout ce qui fait mon quotidien, pourvu qu’elle remplisse ma vie et mes pensées. 

Mais Sophie ne le sait pas. Et Sophie ne le saura sans doute jamais. Parce que Sophie et moi sommes mariées, mamans de jeunes enfants, issues de familles à l’esprit étroit, engluées dans des carcans qui rendent impossible ma déclaration.

De toute façon, Sophie ne me connaît pas, ou pas beaucoup. Je l’ai rencontrée un matin dans le coffee corner où je m’arrête avant d’aller bosser. Puis quelques jours plus tard, puis la semaine d’après. Ça m’a permis de savoir quels étaient ses jours de présentiel et de modifier les miens. J’ai appris son prénom lorsque le barista l’a appelée pour qu’elle vienne chercher son caramel macchiato. « Sophie. » Oui, parce qu’en fait, Sophie et moi, nous n’avons jamais parlé, ou à peine. Quelques banalités : « Non, allez-y, après vous », « Vous avez oublié votre petit chocolat ». Tout ce que je sais d’elle, je l’ai appris en l’observant depuis deux ans. Une fine alliance à l’annulaire, une photo de deux enfants sur son écran de téléphone…

Sophie aime les belles marques et les matières nobles. Elle porte des baskets immaculées, quel que soit le temps, des pantalons de toile bien coupés, jamais de jean, des blouses fluides, soyeuses, le plus souvent unies. Elle aime les bijoux en or, elle ne porte pas de montre, elle attache ses cheveux en queue de cheval basse qui sautille quand elle bouge la tête au rythme de la musique que diffusent ses Airpods. Elle est mince, sportive, à la fois discrète et sympathique. Elle range son ordinateur dans un grand sac shopper Delvaux couleur cognac. Son mari s’appelle « chéri ». Elle lui répond parfois dans la file et elle lui dit « Je t’aime » pour finir la conversation. Je garde toujours le doigt sur l’option enregistreur de mon téléphone pour essayer de capter cette déclaration que je pourrais ensuite me repasser en boucle. Je n’ai pas encore réussi. Sophie travaille dans une fiduciaire pas loin de ma boîte. Je l’ai suivie un matin, mais j’ai eu des difficultés à identifier l’étage – et donc l’entreprise qui l’emploie. Ce qui m’a aidée, c’est que j’ai vu la couleur du cordon de son badge sortir de sa poche. J’ai donc pu, grâce aux logos collés sur les boîtes aux lettres, savoir exactement où elle bosse. Sur Linkedin, j’ai égrainé les « Sophie » employées au même endroit. J’ai donc pu connaître son nom et la chercher sur Instagram. Son compte n’est pas privé, j’ai donc pu en savoir plus sur son quotidien, son signe astrologique, sa date d’anniversaire. Je lui fais livrer un énorme bouquet au bureau pour célébrer sa naissance, puis d’autres au gré de mes envies et des grands moments de sa vie. Des « bravos » lorsqu’elle a terminé les 20 kilomètres de Bruxelles, un « bon retour » lorsqu’elle est revenue de  trois semaines au Laos (elle m’avait tellement manquée que j’ai dû aller chez le médecin et me faire prescrire des anxiolytiques). Je voudrais être une souris pour voir son visage lorsqu’elle reçoit mes cadeaux.

Mon mari trouve que j’ai changé, que mes humeurs sont fluctuantes. Il me croit dépressive. J’avoue que je peux être prise de grandes envolées de joie lorsque, par exemple, Sophie me fait passer des messages à travers des signes que nous sommes seules à comprendre. L’été dernier, on portait toutes les deux des lunettes de soleil pilote et des sandales en cuir naturel. À la rentrée, un bracelet « Love » de Cartier est apparu à son poignet… et j’ai le même. Sur  certaines de ses stories Instagram, elle s’adresse à moi. Quand elle dégage les cheveux de ses yeux, qu’elle les range derrière l’oreille, je sais que c’est pour me dire qu’elle me voit et qu’elle m’écoute. Plein de petites choses comme ça qui me donnent confiance et qui me font du mal en même temps. Parfois je m’effondre, je me dis que je ne suis pas assez forte pour supporter cet amour si intense et cette distance que j’apparente à une torture. J’ai des difficultés à me concentrer sur mon travail et quelques soucis de santé qui nécessiteraient que je fasse une pause. Mais je ne m’absente jamais. Ne pas venir bosser, c’est ne pas voir Sophie et ça, c’est insoutenable. J’ai essayé de me dire que si elle ne me voyait plus, je lui manquerais sans doute, qu’elle se rendrait compte qu’elle ne pouvait pas vivre sans moi. Mais je n’ai pas le courage de me priver de sa présence durant les quelques minutes qui nous réunissent trois matinées par semaine.

J’ai déjà imaginé la renverser par mégarde avec ma voiture pour créer une proximité et un lien, provoquer un incident pour la sauver. J’en arrive à souhaiter qu’il lui arrive un drame pour être à ses côtés, pour la réconforter. Si son mari mourait, ça changerait tout. Mais je suis patiente. Un si bel amour finira bien par se révéler. Et nous serons heureuses.

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