Pour qu’une jeune marque de mode passe de l’atelier à la postérité, et avant cela de la table à dessin à la vitrine, il ne suffit pas que les planètes s’alignent. La magie opère bien plus prosaïquement, par la curiosité, la passion et l’engagement de professionnels impliqués qui, ensemble, composent des incubateurs de talents.
Acheteurs de grands magasins ou pour des boutiques indépendantes, directeurs et directrices de salons qui exposent et vendent la création, agents dévoués qui portent les jeunes créateurs et créatrices à bout de kilomètres parcourus pour les faire connaître, ils investissent dans l’avenir, parient sur des personnalités. Évoluant dans un marché ultra-concurrentiel et économiquement à peu près impitoyable, une poignée de métiers de l’ombre se reconnaissent et se complètent. Des « découvreurs et découvreuses de talents » unissent leurs compétences, parfois chacun de leur côté, mais en action coordonnée, pour promouvoir un secteur créatif qui, à de rares exceptions artisanales près, ne peut exister sans (importants) financements ni se passer d’une communication répétée et soutenue.
« Ceux qui vont pouvoir s’imposer sont ceux qui travaillent le plus dur, et qui ne cherchent pas à faire comme les autres. Une approche qui a fonctionné pour l’un ne sera pas forcément la bonne pour quelqu’un d’autre. » Serge Carreira est directeur des initiatives marques émergentes auprès de la Fédération de la haute couture et de la mode à Paris. Le tour d’équilibrisme pour les professionnel·le·s qui soutiennent : identifier, chez un jeune créateur prometteur, les signes d’une capacité à se développer et à durer. D’après Serge Carreira, responsable notamment du showroom de découvertes Sphère organisé par la Fédération à l’occasion de chaque Fashion Week, « fondamentalement, il n’existe pas de recette miracle dans notre industrie. À chacun·e de trouver son propre dosage, tout en étant en mesure de diffuser son message, et en restant cohérent. Évoluer, tout en cultivant une identité forte. Être capable d’exprimer sa complexité de façon simple, mais pas simpliste. Le tout en reposant sur une réalité commerciale. Nous sommes une activité créative, mais aussi marchande. Je ne crois pas au génie incompris ».
Les fées penchées au-dessus de la machine à coudre
« Quand j’ai commencé, la jeune création, ça n’intéressait pas grand monde, mais comme la mode a gagné une place énorme économiquement, elle a généré à la fois curiosité et accompagnement, et le soutien de la relève par les institutions et les groupes du luxe, mécènes de l’ANDAM. » Nathalie Dufour est directrice et fondatrice de cette organisation qui rassemble tous les grands acteurs et actrices de l’industrie depuis le début des années 90, pour contribuer efficacement au développement de marques prometteuses, qui peuvent déjà se prévaloir d’une solidité structurelle. « En plus des 700.000 euros de dotations annuelles, j’ai mobilisé ces contributeurs dans un système de mentorat d’expertises avec notamment Google, Instagram, OTB ou My Theresa pour la digitalisation des collections, et la mise à disposition de matières premières inutilisées par des grandes maisons françaises. En 30 ans d’histoire, l’ANDAM a soutenu et lancé de beaux succès, et quand je fais le bilan des lauréat·e·s, aucun·e n’a lâché sa vocation. Le dialogue entre créateurs et mécènes est permanent, tou·te·s les patron·ne·s de l’industrie s’investissent, conscients qu’il est indispensable de soutenir la nouvelle génération, et qu’il faut être accompagné, en plus d’être financé. »
Les Belges Glenn Martens pour Y/Project, Stéphanie d’Heygere, Ester Manas, ou celles et ceux qui le sont par « diplômes et affinités », Marine Serre, Botter ou Louis-Gabriel Nouchi, ont bénéficié de cette aide providentielle, distillée sur le long terme, bien plus important qu’un « kick » de départ. « En 1989, année de création de l’ANDAM, je suis allée en backstage de l’un des premiers défilés de Martin Margiela à Paris, et je lui ai donné un dossier à remplir à la main. Il m’a fait confiance parce que Saint Laurent l’inspirait beaucoup, et que nous étions soutenus par Pierre Bergé. Margiela a été notre premier lauréat. »
Les rampes de lancement des jeunes créateurs et créatrices sont par essence le fait de passionné·e·s, à la vocation d’explorateurs ou exploratrices de l’innovation chevillée au corps, qui, comme Nathalie Dufour, consacrent toute leur carrière à faire décoller celle des autres. Jean-Pierre Blanc, fondateur du Festival de Mode, de Photographie et d’Accessoires à Hyères, compte parmi ces tenanciers de boîtes à révélations, à l’action indispensable pour la jeune création, addictive pour qui se dope aux premières émanations du futur.
L’intuition d’un succès en gestation
Pour Jean-Pierre Blanc, « lorsque les créateurs et créatrices participent au Festival, ils et elles intègrent une famille, une cohérence. Le suivi des lauréat·e·s se fait d’ailleurs sur plusieurs années ». Les critères pour participer à ce festival qui s’étend sur cinq jours, et où les grand·e·s capitaines de l’industrie rencontrent des jeunes créateurs·trices parfois encore étudiant·e·s, entre un concert, un drink dans l’herbe et une conférence sur les enjeux du secteur ? « Nous n’appliquons pas de grille de sélection, ce sont les jurys eux-mêmes qui choisissent les candidat·e·s et qui décernent les prix. Parfois, certain·e·s passent à travers les mailles du filet, mais finissent quand même par percer. Les vrais talents trouvent toujours leur chemin. Nous défendons les marques underground, une scène créative a priori confidentielle. »
“Pour arriver jusqu’aux détaillants, les marques doivent séduire des acheteurs et acheteuses de multimarques ou
de commerce en ligne.” Boris Provost
En France en particulier, différents écosystèmes s’inspirent et se renforcent. « Les projets mis en lumière sont ceux qui aiguisent l’attention et l’intérêt de plusieurs de ces acteurs. Il faut un ensemble d’énergies conjointes pour faire émerger une marque. C’est d’ailleurs la condition de leur croissance ensuite. » Julien Dossena (Paco Rabanne) et Anthony Vaccarello (Saint Laurent) ont tous les deux été primés en 2006. Et le duo à la tête de la marque Botter est passé directement du Festival d’Hyères à la direction artistique de Nina Ricci. Quand la route vers les studios prestigieux n’est pas aussi spectaculairement droite – dans la plupart des cas –, les jeunes designers font connaître leur travail grâce à des salons professionnels dédiés. Directeur de Tranoï, qui présente plusieurs fois par an des marques indépendantes hommes et femmes, Boris Provost décrypte les canaux de diffusion de la jeune création : « Pour arriver jusqu’aux détaillants, les marques doivent séduire des acheteurs et acheteuses de multimarques ou
de commerce en ligne, qui dispatchent eux-mêmes les collections entre les e-shops et les réseaux sociaux. En amont s’opère le B2B, entre professionnel·le·s. » En l’occurrence, les salons, showrooms et défilés.
Des filtres à plusieurs couches
Pour composer une sélection cohérente, avec une curation, le salon explore les potentialités des marques en fonction de leur identité créative, du produit lui-même, et de la situation du marché. « D’une certaine façon, nous sommes un entremetteur entre les nouveaux acheteurs de la scène créative internationale et les distributeurs qui pourront les faire connaître au grand public. Récemment, nous avons collaboré avec la Corée du Sud, bientôt ce sera la Chine, pour des marques au savoir-faire exceptionnel. Nous travaillons aussi avec la scène émergente subversive berlinoise, chilienne, brésilienne et portugaise », souligne Boris Provost. « On voyage, on cherche, on identifie, on analyse, puis nous mettons ces collections innovantes en scène, de manière à ce qu’elles soient appréhendées par un public de professionnel·le·s qui misera dessus. »
Pour qu’un découvreur de talents soit suivi, il faut d’abord qu’il installe des partis pris. « Lors du dernier salon Tranoï Hommes en juin dernier, nous avons présenté des collections qui témoignaient de l’intérêt de l’époque pour le genderless, le genderfluid, l’hybridation des styles, les matières douces, les bijoux pour hommes, les silhouettes souples, sensuelles, qui répondent aux codes du féminin. Nous suivons et nous accompagnons l’hybridation contemporaine des codes. Parallèlement, nous valorisons l’artisanat. Enfin, nous mettons l’accent sur une durabilité authentique, engagée, qui évolue avec les saisons en fonction du sourcing. » Cela en vérifiant la solidité financière et la qualité de fabrication de chaque proposition.
Pour un envol réussi
En octobre 2023, le Festival d’Hyères signera sa 38e édition, avec Charles de Vilmorin comme président du jury Mode. Pour Jean-Pierre Blanc, « grâce aux nouveaux canaux de diffusion, le métier a vraiment changé, avec la possibilité de lancer des petites structures et de développer d’autres façons de vendre. Il y a plus d’opportunités pour les marques émergentes, mais aussi plus de concurrence entre les groupes qui rendent les choses plus compliquées ». Alors, face à l’offre exponentielle – la mode n’a jamais vraiment eu l’intention de ralentir –, susciter l’attention de plusieurs acteurs et actrices du métier est un préalable pour jeter les bases d’une nouvelle entreprise. Serge Carreira rappelle qu’il est important d’inciter les jeunes créateurs et créatrices à candidater à des concours, à se façonner une visibilité. « Ils doivent se construire en fonction de qui ils sont, et nourrir une communauté autour d’elles et eux pour les accompagner et les faire éclore. »
“Cette jeune génération de créateurs et créatrices est impliquée dans des réflexions d’écoresponsabilité, très consciente des défis de la mode.” Nathalie Dufour
La durabilité dans toutes ses dimensions est d’ailleurs au cœur des préoccupations de toutes les structures émergentes : Nathalie Dufour constate que « cette jeune génération de créateurs et créatrices est impliquée dans des réflexions d’écoresponsabilité, très consciente des défis de la mode, comme Marine Serre qui a réussi à industrialiser l’upcycling. Avec notre prix de l’Innovation, nous offrons des outils pour répondre à la demande – et à la nécessité – de développer des initiatives de production durable, avec une réelle intention disruptive. Ces jeunes développent une dimension sociale et politique dans la mise en place de leur marque : ils s’engagent pour l’éthique, l’accessibilité, la réinsertion. Les projets soutenus sont toujours inscrits dans la responsabilité sociale. Il réside de nombreux défis pour toutes les égalités, et la tolérance ». Le monde s’exprime, les mécènes veillent, et la mode avance.
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