Boosté par la course au toujours moins cher, sur les réseaux sociaux et TikTok en particulier, le buzz autour des « dupes » (contraction de duplicatas) d’accessoires de mode, de vêtements et de maquillage commence à menacer la création.
Si les copies (le même produit sans la marque), inspirations (c’est plus flou, mais tout le monde saisit la référence) et contrefaçons (tout est imité, du logo au packaging) sont aussi anciennes que l’innovation elle-même, jusqu’à il y a peu, ceux et celles qui s’offraient à moindre coût des sacs imitant un original de luxe ou des vestes en tweed « chanelisantes » faites à la chaîne (et pas en or), n’en faisaient pas un snobisme.
Mais depuis le printemps 2022, on observe une sorte de fierté à trouver « à peu près » le même produit – on en est loin en réalité – sans payer le prix de la marque. Et les « dupes » sont devenus un phénomène préoccupant pour le droit à la propriété intellectuelle : par la viralité de leur promotion en ligne, et l’ampleur de leur distribution. Le principe est simple : des influenceurs·euses partagent sur leurs comptes des comparatifs de bons plans qui vampirisent la créativité d’une marque désirable, mais coûtent bien moins cher.
Audrey Katz, directrice du cabinet CCK Avocats dont l’activité centrale est la propriété intellectuelle, tire le fil bouloché de ce succès controversé : « Pour une certaine frange de consommateurs, et en particulier des consommatrices, trouver les bons “dupes” est devenu une chasse au Graal, dans la mode et les cosmétiques principalement. » D’après cette experte de la copie dans la mode, « on a vite commencé à mesurer l’impact économique sur les marques d’origine ».
Si l’étymologie des dupes ne vient donc pas de « duper », il ne faudrait pas se tromper sur leurs conséquences.
Qui sont les acheteur·euse·s de dupes ?
Les jeunes sont évidemment les premières cibles de ces produits tendance à très bas prix. Laura, 22 ans, justifie ses nombreux craquages pour des « dupes » par l’attractivité des prix, et le caractère éphémère de ses achats : « Je n’ai de toute façon pas les moyens de m’offrir un vrai sac Bottega Veneta. J’ai trouvé un modèle dans le même esprit pour 25 € et comme ça, je peux en changer souvent. » Sans même évoquer la dimension écologique de cette hyper consommation de produits fabriqués dans des conditions douteuses, lorsqu’il s’agit de maquillage notamment, se pose aussi la question de l’impact sur la santé.
Mais hypnotisées par les tentations qui défilent à longueur de feeds, certaines acheteuses mettent leurs principes en sourdine. Jacqueline, 69 ans, possède une belle collection de sacs de marques, authentiques. Pourtant, elle vient de s’offrir deux « inspirations » de modèles classiques de grandes maisons, « parce qu’il me manquait un bleu et un rose pastel pour aller avec toutes mes tenues. J’ai les vrais en noir et blanc, mais j’avais envie d’autres couleurs, et ça représente quand même une somme ».
Selon le même raisonnement, celle qui avait déjà les lunettes de soleil Prada avec la fameuse spirale sur le côté en a acheté une autre paire pour quelques euros, dans une version bicolore qui n’existe pas dans la collection originale. « Il y a l’envie de se faire plaisir sans trop réfléchir, et on en revient au budget, finalement. » Corinne Champagner Katz, avocate au Barreau de Paris, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, alerte sur les conséquences de cette une lame de fond économique : « On touche ici un grave sujet éthique. Personne ne se soucie de légitimité, de moralité ou de légalité. Il faut savoir que Shein emploie 3.000 entreprises rien que pour fabriquer en temps réel de nouveaux produits qui émanent des looks postés par les utilisateurs des réseaux sociaux. »
La création en danger
Cette avocate engagée alerte : « Les marques sont économiquement très affaiblies par ce procédé, à tel point que les duplicateurs ne semblent pas réaliser qu’ils sont en train de tuer la poule pour prendre son œuf. Ces “dupes” mènent à l’anéantissement des fondements de l’économie que sont la création, l’innovation, l’inventivité, le savoir-faire. C’est-à-dire le progrès, celui qui donne envie de consommer. Bientôt, les créatifs finiront par s’arrêter. Non seulement cette situation est amorale, mais les copieurs se retrouveront sans source d’inspiration. Ultimement, il n’y aura plus rien à copier. »
Mais les « dupes » sont-ils illégaux ? Corinne Champagner-Katz déplore que « pour l’instant, le procédé ne soit pas encore confronté à une réelle jurisprudence. D’un côté, les “dupes” fonctionnent grâce à la comparaison de deux marques nommées, et la publicité comparative est autorisée en Europe. Or il existe un sujet supplémentaire quand la pièce de marque légitime sert de produit d’appel pour booster la vente de l’imitation. Parce qu’en droit économique, profiter de l’attractivité d’une marque ou d’un produit pour faire du profit sans le moindre investissement s’appelle le parasitisme économique. C’est illégal et puni par les tribunaux ». Audrey Katz décode : « Il existe tout un éventail de niveaux de copies, de l’inspiration appuyée à la contrefaçon. La limite du légal et de l’illégal est en train de se diluer et certains consommateurs sont à l’affût de ce flou. Pendant ce temps, les hashtags qui promeuvent les “dupes” explosent. Le sujet est que la jurisprudence doit prendre le temps de s’adapter, tellement la course à la malhonnêteté est fulgurante. C’est un immense chantier à mettre en œuvre et pendant ce temps, les “dupeurs” engrangent des milliards de bénéfices. Hélas, le temps de la justice n’est pas celui de l’économie. »
Quels sont les remparts ?
« Dans un État de droit, on ne connaît qu’une seule chose : l’application de la loi », rappelle Corinne Champagner-Katz. « Or, les “dupes” jouent sur l’ambiguïté. » Certaines marques prennent des dispositions en interne, comme Djerf Avenue, qui a fondé sa signature sur les motifs fleuris-fruités et les designs vintages. Très souvent copiée (on trouve facilement des « dupes » de ses collections sur Amazon), la créatrice Matilda Djerf a commencé fin 2023 à signaler sur TikTok tous les influenceurs qui indiquaient des « bons plans » pour trouver des équivalents moins chers. Des dénonciations très fraîchement appréciées, qui ont entraîné la jeune entrepreneuse de 26 ans dans une tourmente médiatique.
Pour l’avocate qui défend les (vraies) marques : « Il faudrait qu’un acteur soit formellement condamné, pour dissuader les autres. Comme il ne s’agit que de faire du bénéfice, la sanction financière reste la seule dissuasive. » Audrey Katz conclut, fataliste : « Au final, ce qui détermine l’achat, c’est le prix, qui obscurcit la conscience. » Reste alors le coût réel de chaque prix cassé.
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