Jennifer Debatisse, 48 ans, est ghostwriter. Une profession qui est en train de débouler dans les domaines de la communication d’entreprise et du marketing digital. Chronique d’un nouveau métier.

C’est quoi un.e ghostwriter ?

Jennifer Debatisse : Il y a en réalité autant de manières de le définir que de manières de l’exercer. En ce qui me concerne, j’aide mes clients à clarifier leurs pensées souvent brutes et chaotiques sous une forme écrite organisée, qui raisonne et qui est en accord avec leur identité. Si l’on fait un parallèle historique, le métier est souvent comparé à celui du nègre littéraire d’autrefois. Un terme évidemment banni aujourd’hui, mais qui illustre le fait d’écrire dans l’ombre pour autrui sans être crédité.

Qui sont tes clients ?

Si je vous les révélais, je devrais vous tuer (rire) ! Ce sont des dirigeants dans les secteurs de l’écologie, de la santé, de l’innovation, de l’éducation, du Bel 20, mais aussi des services publics. Oui, le service public est en train de débouler sur Linkedin ! Il s’agit d’entrepreneurs qui veulent faire bouger les lignes, que ce soit dans le développement durable, dans l’entrepreunariat social, dans le monde académique, dans la consultance. Bref, des humains qui dépotent.

En quoi consiste concrètement ton travail ?

Les dirigeants et décideurs belges que j’accompagne cherchent à être présents sur Linkedin pour des raisons principalement liées au personal branding. Tous ont pris conscience de l’importance d’amplifier leur voix dans l’espace public, car celle-ci peut être un levier puissant pour contribuer au progrès collectif et individuel. Il s’agit pour eux de booster leur visibilité et leur influence pour accroître leur notoriété en partageant des idées, des opinions et des analyses dans leur domaine d’expertise, et ainsi de se positionner comme des leaders d’opinion.

Tout commence par une longue conversation entre eux et moi. Mon objectif est de les cerner en tant qu’individus, mais aussi de comprendre leurs enjeux stratégiques. À partir de là, c’est un canal de communication permanent qui va s’ouvrir entre nous : échanges WhatsApp, mails, vocaux… On se parle à intervalles réguliers pour déterminer les thématiques au fil de l’eau, en fonction de ce qui raisonne en eux et des enjeux auxquels ils sont confrontés au quotidien.

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Jennifer Debatisse. ©D.R.

Quel est l’objectif de ces grands dirigeants ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils ne sont pas tous dans un désir de reconnaissance personnelle ou de prestige. Il ne s’agit pas seulement de se mettre en avant et de se regarder dans un miroir. Au contraire, la plupart sont bien souvent motivés par des objectifs qui les dépassent. Il peut s’agir de défendre une cause, de promouvoir des idées innovantes, de contribuer au débat public, mais toujours avec l’objectif de servir le bien commun. C’est ce qui rend mon travail enrichissant. Chaque mot que je les aide à porter peut faire une différence. Évidemment, beaucoup font appel à des ghostwriters pour attirer des prospects, vendre davantage, mais ce n’est pas la même stratégie, ni la même approche.

Pourquoi garder l’anonymat dès lors ?

Je rêve du jour où l’un de mes clients osera dire : « je fais appel à un ghostwriter ». J’ai moi-même du mal à comprendre cette confidentialité. Je pense que le marché n’est pas encore mûr. On entend très souvent que ces gens seraient malintentionnés ou des imposteurs. Cette critique repose sur une mécompréhension du métier. Mes clients sont profondément investis dans le processus de réflexion et d’écriture. Ils ne me tendent pas les clefs de leur Linkedin en me lançant “on se revoit dans 3 mois”. Chaque post, article ou discours est le fruit d’une profonde réflexion et d’un partage d’idées.

C’est un travail en duo, mon métier leur donne simplement les moyens de construire leurs idées de façon plus efficace, mais toujours en connexion avec leurs propres voix et visions. Ce n’est pas de la triche, c’est du bon sens. Dans le monde de mes clients, cette démarche est devenue aussi nécessaire que de confier sa comptabilité à un comptable. Pourtant, la pratique reste encore tabou pour le moment.

Quel rôle joue LinkedIn dans le monde professionnel actuel ?

Aujourd’hui, les humains veulent de l’humain. Ils ont besoin d’être guidés et mobilisés par des personnes qui leur parlent, les argumentaires commerciaux génériques ne fonctionnent plus. En ligne, les gens veulent du relief, de la texture, du sens. Pour se démarquer du flux, il faut porter de la façon la plus humaine possible les convictions de son entreprise, plutôt que d’utiliser des textes lissés réalisés par un chargé de com’. En interne, la parole du dirigeant va être plus efficace que les petites annonces diffusées par mail ou dans un journal d’entreprise. Cela permet également d’attirer de nouveaux talents.

Il y a quelques années, LinkedIn n’était qu’une bête cv-tech, on cherchait à y dénicher un boulot ou se donner un peu de visibilité. Aujourd’hui, il se transforme en réseau social, toujours professionnel, mais avec des contenus de plus en plus personnels. Ce qui donne évidemment lieu aussi à un tas de contenus très creux ou larmoyants. Certains pensent d’ailleurs que LinkedIn “se facebookise”. Parallèlement, de plus en plus de personnes veulent s’y profiler et font appel à des ghostwriters comme moi.

Quel est l’impact réel ?

Bonne question. La démarche est intellectuellement noble, mais est-ce que ça marche ? Car c’est du temps et de l’argent. Si l’on prend LinkedIn, on serait tenté de se concentrer sur le KPI. Cet indicateur clé de performance calcule le taux d’engagement, d’impression, etc. Toutes ces métriques peuvent encourager des contenus très inspirationnels, mais elles ne vont pas forcément refléter de valeur ajoutée ni de réflexion profonde. Ce sont les dérives que l’on voit aujourd’hui sur LinkedIn : les drama, les storytelling… vont récolter beaucoup d’engagement, mais ne vont pas forcément mettre en valeur l’image de l’entreprise. Donc il faut tenir compte des chiffres, mais il faut surtout vérifier la capacité des dirigeants, grâce à leurs contenus, à engager des discussions significatives et à renforcer leur crédibilité et leur autorité. Il s’agit de constater si des portes s’ouvrent plus facilement, quelle est leur capacité à influencer certains débats, où en est l’engagement de leurs collaborateurs…

Comment adopter le ton juste ?

L’enjeu est de conserver des valeurs très fortes. Tous mes clients sont pétris d’idées super nobles, et la plupart souffrent du syndrome de l’imposteur. Ils ont compris l’intérêt de communiquer ces valeurs et jouent le jeu, mais il faut évidemment les assumer ensuite. L’autre boussole, c’est l’authenticité. Il ne faut pas vouloir cliver pour cliver, sinon on n’est plus crédible. Tout l’enjeu de la prise de parole va consister à trouver le juste milieu, la parole qui sonne juste. Cela en apportant du relief et de la texture, c’est ce que j’essaie de faire en permanence.

Pourrais-tu travailler pour tout le monde ?

Je pense que, pour réussir en tant que ghostwriter, tu ne peux pas amplifier des voix avec des valeurs qui ne correspondent pas à tes convictions personnelles. Il faut un alignement et des objectifs communs. Bien sûr, certains ont des intentions moins nobles, et c’est précisément là que je vois toute la portée de mon métier. J’aide ceux qui sont plus discrets à apporter leur contrepoids. Il est facile de se limiter à dénoncer les prises de parole controversées, mais la véritable solution, à mes yeux, est de proposer une alternative. Parce qu’au fond, ce sont souvent ceux qui ont les choses les plus pertinentes à dire qui choisissent de se faire entendre en silence..

Le métier de ghostwriter va-t-il se démocratiser selon toi ?

Il y a de plus en plus de ghostwriters qui s’affichent en Belgique. Dans les faits, c’est un métier qui n’est pas si nouveau que ça. Depuis toujours, les dirigeants ont confié l’écriture de leurs discours à des experts. Ce qui a changé, c’est la mise en lumière de ce rôle, notamment avec l’essor de LinkedIn. La tendance de l’impact de la marque personnelle ne fait que se renforcer, et c’est donc un secteur voué à s’étendre. Aujourd’hui, chacun de nous a la possibilité de devenir son propre média, de se faire entendre et de bénéficier d’une visibilité impressionnante grâce aux réseaux sociaux. Certains de mes clients  attirent l’équivalent de l’audience de Forest National sous leurs posts chaque jour.

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