Il y a quelques jours, on est tombées sur une news qui nous a fait sourire – ou plutôt provoquer un rictus – tant elle sortait de l’ordinaire : Zahia Dehar propose désormais, pour la modique somme de 350 €, un moule de ses pieds en chocolat. Certains s’empresseront de dire que c’est un énième exemple de la culture du vide qui nourrit la Gen Z, tandis que d’autres se demanderont qui paierait une telle somme pour un scan en 3D du pied de… c’est qui déjà, cette fille ?

Zahia Dehar. Ce nom ne vous dit peut-être rien, et pourtant, on est quasiment sûres que vous avez déjà entendu parler de « l’affaire Zahia ». En 2010, alors qu’elle était encore mineure, Zahia s’est retrouvée au cœur d’un scandale impliquant des figures du football français, notamment Karim Benzema et Franck Ribéry, accusés d’avoir eu des relations sexuelles rémunérées avec l’adolescente, alors escort, enrôlée dans un réseau de proxénétisme visé par une enquête judiciaire. Le traitement médiatique qu’elle a subi – stigmatisation, slut-shaming et déshumanisation – a illustré à quel point la société punit la transgression des normes sexuelles établies. Bien qu’il ait été question de rapports tarifés, l’affaire a surtout mis en lumière (une fois de plus) les dysfonctionnements de notre société en matière de représentation de la féminité et de la sexualité féminine.

Aujourd’hui, son parcours soulève des questions cruciales : l’hypersexualisation des femmes – encore plus marquée lorsqu’elles sont issues de minorités –, la pression sociale qui pèse sur leur sexualité, et la catégorisation systématique des femmes qui ne se conforment pas aux codes de la bienséance et de la pudeur. (Sérieusement, on est encore au XVIIIe siècle ?) Dès qu’elles s’affranchissent des normes traditionnelles, elles sont étiquetées de « filles faciles » ou, dans le jargon actuel, de « tana ».

Le double standard

Dans cette affaire, ce qui a été pointé du doigt, ce n’était malheureusement pas le fait que des hommes aient eu recours aux services d’une mineure. Ce qui, rappelons-le, s’appelle plus communément : de la pédophilie. Sous couvert de “désolé, on ne savait pas qu’elle était mineure”, les personnalités concernées ont été relaxées. Même si, soyons honnêtes, Zahia elle-même a reconnu ne pas avoir révélé son âge au moment des faits. Mais de toute façon, tout le monde s’en fichait. Ce qui importait pour l’opinion publique, c’était de rappeler qu’elle n’était rien d’autre qu’une prostituée et que, désormais, elle devait porter la pire des étiquettes – indélébile, car le patriarcat n’oublie jamais – qu’une femme puisse recevoir : celle de “fille facile”.

Mais avez-vous déjà entendu un homme se faire traiter de “mec facile” ? C’est ça, le double standard. Deux poids, deux mesures. Toutes ces situations où les hommes sont tacitement autorisés à transgresser des règles qui, en revanche, s’appliquent systématiquement aux femmes. Des règles qu’elles doivent suivre à la lettre, sous peine de finir sur le bûcher de la place publique.

L’affaire des frères Kennedy et Marilyn Monroe, Bill Clinton et Monica Lewinsky, DSK et Nafissatou Diallo, François Hollande et Valérie Trierweiler, le prince (à l’époque) Charles et Camilla Parker Bowles… Autant d’exemples qui montrent que cocher la case “prostituée” n’est même pas nécessaire pour subir un acharnement médiatique : être une femme suffit. Loin d’être des cas isolés, chacune de ces histoires illustre comment ces hommes de pouvoir ont conservé leur statut, leur réputation, leur image, tandis que les femmes, elles, se sont retrouvées stigmatisées, décrédibilisées – même lorsqu’elles étaient clairement victimes, notamment dans le cadre de relations non consenties – et réduites au rang d’allumeuses ou de briseuses de ménage.

En somme, il est acceptable pour un homme d’avoir de nombreuses partenaires, de commettre des adultères, voire de payer pour du sexe, là où une femme portera toujours le fardeau de la honte. Mais qu’est-ce qu’on leur reproche, au fond ? D’être libres ? De s’épanouir dans leur sexualité ? Ou simplement d’avoir cru qu’elles pouvaient se comporter comme leurs homologues masculins ? Librement, sans se soucier du “qu’en dira-t-on ».

La revanche d’une p*te

Face à la tourmente et à toutes ces injonctions, Zahia ne s’est pas laissé enfermer dans le silence. Bien au contraire. On a presque envie de penser qu’avec ironie, elle en a fait son fond de commerce, même si son message va bien au-delà.

Depuis l’affaire, elle est devenue mannequin (pour Jean Paul Gaultier, notamment), comédienne (Une fille facile, L’air de la mer me rend libre), conteuse des Mille et Une Nuits à l’Institut du Monde Arabe à Paris, et businesswoman. Qu’est-ce qu’elle vend ? Son corps (en chocolat), que ça plaise ou non.

Redevenue la maîtresse de son image, elle semble dire à tous ceux qui ont voulu la salir que, finalement, c’est elle qui avait le carré d’as. En renversant les codes, elle renvoie la honte dans le camp d’en face. Presque mystifiée à chacune de ses apparitions, on se demande parfois si elle est réelle tant elle ressemble à une poupée.

Mais au-delà de son apparence, Zahia est aussi une femme engagée. Elle prend régulièrement la parole en interview ou sur les plateaux télé pour dénoncer les constructions sociales qui entourent la sexualité féminine. Fatiguée des préjugés ancrés dans notre société – ceux-là mêmes qui l’ont presque poussée au suicide lors du scandale – elle revendique une liberté de parole, de pensée et d’action équivalente à celle qu’on accorde aux hommes.

Par son parcours atypique – passant d’une étiquette de “traînée” à une affirmation artistique et féministe de son personnage – elle incarne la réappropriation et l’émancipation face au discours patriarcal médiatique, qui fait peser sur les femmes, en plus de la charge émotionnelle, une charge sexuelle.

Les nouvelles Cendrillons

« Se faire respecter en mini-jupe et en talons aiguilles » : encore une fois, il faut voir au-delà de la surface. Il ne s’agit pas de vouloir se dévêtir (et quand bien même), ni de gagner 10 cm. Ce qu’elle revendique, c’est qu’on cesse d’enfermer les femmes dans des cases bien rangées selon leur apparence.

Ces dernières années, les réseaux sociaux regorgent de vidéos où des garçons s’amusent à classifier les femmes selon des critères absurdes : « mariable » ou « pas mariable ». Comme si l’existence d’une femme se résumait à attendre qu’un prince charmant vienne la sauver de sa tour… malgré le fait qu’elle ait déjà osé respirer le même air qu’un autre homme. (Apparemment, sept nains, ça ne compte pas – soyez rassurées.)

En dénonçant ouvertement ces injonctions et en se réinventant malgré son passé sulfureux, Zahia Dehar ouvre la voie à une redéfinition des normes et à une remise en question des préjugés liés à la sexualité féminine, encore profondément ancrés dans notre société. D’escort-girl à incarnation d’une certaine élégance, elle a réécrit le conte de Cendrillon – un conte sans prince, dans lequel aucune femme ne panique à l’arrivée du douzième coup de minuit. Par contre, on garde les talons de verre : c’est chic.