« La mode est un peu magique pour ça : c’est un milieu à la fois fermé et très ouvert. Comme dans d’autres univers de passion, avec de la détermination, on peut franchir certains murs. » Lucien Pagès a appris l’opiniâtreté en observant ses parents : « Hôteliers de la deuxième génération, ils ont fait carrière ensemble. C’était l’ancienne école. Des entrepreneurs des Cévennes, indépendants, travailleurs. Ils se levaient tôt, se couchaient tard. Mon père avait déjà un sens aigu des relations publiques, il cultivait un excellent contact avec ses clients. » Intégrant par capillarité le sens du dévouement à son entreprise et fort d’indéniables aptitudes à communiquer, Lucien est arrivé à Paris à 18 ans. En pleine ascension des « grands couturiers », il a choisi d’étudier à la Chambre syndicale de la Haute Couture, avec l’ambition de devenir designer de mode.
Grâce à cette formation ultra-technique qui lui a enseigné le patronage, il maîtrise la construction des vêtements, peut dessiner les yeux fermés des poches passepoilées, connaît par cœur toute l’histoire des costumes, celui qui règne pratiquement sur les fashion weeks parisiennes aujourd’hui (il gère la communication de plus d’un quart des défilés à lui seul) identifie immédiatement une pièce bien construite. Lorsque les maisons le sollicitent pour mettre en valeur leurs collections, il sait exactement de quoi il parle. « J’aime les vêtements bien coupés, j’identifie un drapé bien réalisé. » Son bureau de presse vient d’intégrer le groupe international The Independents, qui rassemble des sociétés prescriptrices dans les domaines du marketing de l’art de vivre et du luxe. Après une enfance passée dans les cuisines de son père, il dirige aujourd’hui l’agence chargée de promouvoir le premier « Grand Dîner du Louvre », sorte de Met Ball à Paris, organisé à l’occasion de l’exposition « Louvre Couture : Objects of Art, Objects of Fashion » : « C’est passionnant, on interagit avec des professionnels de haut niveau, on échange à propos de la culture, on est tirés vers le haut. On inspire aussi, peut-être. »
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Un parcours de mode organique
Pendant quatre ans après avoir obtenu son diplôme, Lucien a développé une ligne de maille. « J’ai rencontré Loïc Prigent, Mademoiselle Agnès, j’ai fait l’attaché de presse pour cette marque, puis j’ai été l’assistant du directeur artistique Marc Ascoli, côté image et communication. » Il fonde son agence de relations publiques / showroom en 2006 à Paris, avec comme premier client le designer américain Adam Kimmel, « très moderne dans sa façon de communiquer. Adam était d’avant-garde, il mélangeait déjà l’art et la mode, il avait tout compris de la notion d’expérience et il s’attachait à soigner ses scénographies ». Le bureau de Lucien Pagès emploie désormais 65 personnes à temps plein entre Paris et New York, qui travaillent en permanence pour une centaine de marques, dont les trois quarts dans le domaine de la mode avec des implications différentes, de la consultance à l’organisation des shows. Cela en considérant les différents marchés impliqués. Les fashion weeks sont ses points d’orgue, six fois par an. Pourtant, le chef de cette entreprise à taille humaine qui navigue entre glamour et budgets à six zéros n’avait jamais rêvé d’être attaché de presse : « Je n’y avais simplement pas pensé. J’ai juste saisi les opportunités. Dans la mode, il faut de l’instinct. À un moment donné, il faut accepter ce pour quoi on est fait. Je voulais ma place dans ce milieu, je me suis laissé porter.
On peut être créatif de diverses manières dans cet univers. Le pinacle, c’est les designers, mais la communication, c’est important aussi. La mode, ce sont des familles, des métiers soudés, fondés sur le renouvellement. Ça fait partie de la magie. Tous les six mois, on remet tout sur la table. Il y a peu de domaines où il faut tenir un tel rythme, composer un équilibre entre créativité et dimension commerciale. On n’a pas le loisir de se reposer sur ses lauriers. » Observateur des turpitudes du métier, Lucien Pagès en est à deux ou trois générations de jeunes designers : « J’en ai vu galérer et disparaître. Le tempo est exponentiel, c’est aussi pour ça que toutes les sensations sont exacerbées. Ce sont des métiers fascinants, où toutes les émotions sont à vif. C’est la seule industrie qui génère autant d’argent et dont les acteurs sont capables de ressentis aussi irrationnels. On jongle avec des budgets énormes, et on pleure tout le temps. » Il rit, mais on se comprend.
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Ego et mercato
On appelle « mercato de la mode » les transferts de directeurs artistiques et de CEO entre groupes de luxe et grandes maisons, à la façon d’un échiquier dont on connaît par cœur la plupart des pièces, sur un plateau aux cases cotées en Bourse. « Actuellement, on assiste au plus grand jeu de chaises musicales de l’histoire de la mode. » Quant à savoir pourquoi les acteurs sont à peu près toujours les mêmes, il avance : « Arrivées à un certain niveau de responsabilités, les maisons recherchent des directeurs artistiques qui sont déjà entraînés et en capacité de tenir une marque. Ils ont besoin de trouver l’équilibre entre stabilité, pérennité, et rafraîchissement continu d’une identité. On a déjà vu des maisons qui donnaient à des jeunes le contrôle d’un studio de création alors qu’ils n’avaient même pas encore été assistants. Par rapport à des enjeux très stratégiques, ils manquaient simplement d’expérience. Paradoxalement, même s’il va très vite, nous évoluons dans un milieu qui nécessite de la patience. Il faut être prêt à monter progressivement les échelons pour gagner en force. Oui, on retrouve souvent les mêmes noms, mais on assiste aussi à l’émergence d’une nouvelle vague qui accède aux grandes maisons. Il y a eu une génération sacrifiée, certainement. » Autre éclairage à propos de ces transfuges incessants d’une maison à l’autre : « Lorsqu’un talent est débauché il faut bien le remplacer, ça fait effet domino. Et je le répète, la mode a besoin de renouvellement. » Il tempère cependant ce qui pourrait ressembler à un vaudeville entre DRH : « Notre écosystème est très humain. On dirait de l’extérieur qu’il s’agit d’un entre soi impénétrable, mais en réalité, il s’agit plutôt d’un espace authentiquement sensible, avec ses règles et ses soutiens. Ses exigences, et sa solidarité. Il faut savoir faire le tri. »
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Mode sensible
Accessible alors qu’il gère des centaines d’événements clefs – et des milliers de sollicitations diverses – à peu près toute l’année, Lucien souligne qu’il évolue dans « un milieu qui aime l’être humain, mais quand parfois on est embarqué dans une spirale de stress, on a du mal à le percevoir. Ce n’est pas que des gens sont mal intentionnés, c’est généralement qu’ils subissent des niveaux de pression qui les endurcissent, avec le risque que cela se répercute en cascade. C’est ce que j’essaie d’éviter. Je filtre beaucoup pour éviter que la tension ne dégouline en cascade. C’est ma société, je peux la construire comme je l’entends, avec des collaborateurs gentils et disponibles. Même avec le succès, il faut rester lucide, ne pas se monter la tête. Ça doit être mon côté cévenol (rires). On sait que d’une certaine manière tout est fragile, il est illusoire de se croire “arrivé”. J’ai de l’ambition, mais elle n’est pas dévorante. C’est plutôt une ambition de challenge, qui est moins valorisée en Europe qu’aux États-Unis, où elle est culturelle. » Concernant l’avenir – en temporalité de mode, c’est demain : « Je veux faire pareil, mais en mieux. Gérer des plus gros projets, tout en conservant la même philosophie. Comme son nom l’indique, The Independents nous laisse le contrôle, avec le soulagement de ne plus devoir tout porter seuls. La société porte mon nom, et si je veux rester personnellement impliqué dans tous nos projets, je ne peux pas les démultiplier à l’infini. » Même si dans cette réalité les « semaines » de la mode durent neuf jours, il rappelle qu’« il n’y a quand même que 24 heures dans une journée ». Son agence entre dans une nouvelle phase de développement organique, tandis que les marchés du luxe et des marques indépendantes poursuivent leur accélération effrénée. Alors, parfois, quand il n’y a plus personne au bureau, Lucien prépare lui-même quelques envois Fed Ex. « Ça fait du bien de se reconnecter aux petites choses. »
© Launchmetrics Spotlight
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