À la fin des années 90, certains photographes invités aux défilés vendaient sous le manteau leurs images aux fabricants du Sentier. Les premières « inspirations » sortaient dans les semaines qui suivaient, bien moins chères que les modèles originaux. Rien à voir avec l’ultra-fast fashion qui produit maintenant dans la journée des copies élaborées par l’IA. À l’époque, Didier Grumbach, alors président de la Fédération de la Haute Couture et la mode, voulait convaincre les Maisons de ne diffuser que huit photos tirées de leurs défilés. Mais c’était contre-productif pour les marques, qui n’ont pas suivi ses recommandations. Puis vers le début des années 2010, les réseaux sociaux ont redistribué les cartes, avec des millions d’images partagées instantanément. L’intérêt pour la mode et son univers parfois impitoyable, occasionnellement impayable, est exponentiel. Et pas toujours rationnel.

A.F. Vandevorst.

Défilé des 20 ans de A.F. Vandevorst.

Devant les portes des défilés

Lorsque Filip Arickx – qui a cofondé avec An Vandevorst en 1997 la sublime, poétique et radicale marque belge qui porte son nom à elle – n’avait que 15 ans, il a participé à une émission de mode sur la VRT. Dirk Bikkembergs, l’un des Six d’Anvers présents, avait été impressionné par la façon dont il s’était composé des silhouettes éloquentes à partir des vêtements mis à disposition sur les tringles en coulisses. « Il a appelé ma mère pour lui proposer de m’emmener voir des défilés à Paris, dont celui de Jean-Paul Gaultier auquel assistaient également des jeunes créateurs issus de l’Académie d’Anvers. Tous, avec des fausses invitations fabriquées grâce à une photocopieuse et des crayons de couleur. J’étais encore presque un enfant, je n’y connaissais rien. Il y avait de la bousculade devant la salle Wagram où était organisé le show, alors je me suis baissé et faufilé entre les jambes des “cravates rouges” qui gardaient l’entrée. J’étais parmi les premiers à l’intérieur, alors je me suis installé tout devant, face au podium, probablement à la place d’Anna Wintour ou de Suzy Menkes. Depuis le balcon, les Six d’Anvers, juste un peu plus âgés que moi, me criaient que je devais bouger, mais je suis resté à ma place et j’ai vu mon premier défilé, celui auquel il fallait absolument assister à Paris, depuis le meilleur siège. Cette saison-là, j’ai vu aussi Mugler et Montana, tout ça avec des invitations faites à la main. À 18 ans, j’ai à mon tour intégré l’Académie d’Anvers et grâce aux invitations envoyées à la directrice, Linda Loppa, on a pu continuer ce tour de passe-passe jusqu’à ce que quelques années plus tard, on soit vraiment invités. Parfois, les cravates rouges nous repéraient mais nous laissaient quand même passer. Peut-être qu’à nos propres défilés ensuite des étudiants ont fait la même chose, on ne le saura jamais. »

N’essayez pas de reproduire l’exercice : désormais, les invités sont listés sur iPad, les cartes d’identité sont vérifiées et certaines maisons glissent même des puces informatiques dans les cartons, qui sont scannés à l’entrée. 

Filip Arickx

© Filip Arickx

Changement d’échelle

Si devant les grands défilés qui ont toujours capté l’attention et la tension, plus de fans se massent chaque saison, même les marques confidentielles attirent aujourd’hui des centaines de curieux grâce aux réseaux sociaux qui partagent les informations et créent presque une fashion week parallèle. Dans les années 80, on ne croisait par exemple devant les shows de Vivienne Westwood que des punks sophistiqués qui affichaient leur passion et venaient revendiquer une culture alternative. Filip Arickx rappelle : « Du temps de l’Académie, chacun de nous était une encyclopédie du parcours des créateurs qui nous inspiraient. Aujourd’hui, je doute que les influenceurs connaissent les racines de Comme Des Garçons, le travail de Cristóbal Balenciaga ou l’origine de la silhouette Dior. J’ai l’impression que voir des stars passe avant l’art des vêtements. » Puis­que A.F. Vandevorst a organisé des shows à Paris pendant plus de 20 ans*, Filip a vu l’évolution des fashion weeks.

« Quand Chanel a défilé dans un décor d’icebergs arctiques, on ne pouvait plus suivre la surenchère. Nous, nous étions là pour raconter notre histoire, nous mettions toute notre attention à trouver des lieux en harmonie avec nos récits. Maintenant, Saint Laurent défile sous la tour Eiffel, Dior au Mexique, des marques affrètent des avions pour transporter journalistes et influenceurs à l’autre bout du monde, mais, au début des années 2000, ça n’existait pas. Il y avait des codes. Que ce soit à New York, Londres, Milan ou Paris, tout était encadré. À présent, la structure des fashion weeks a explosé. » Notamment parce que depuis 2020, il est toujours très compliqué pour les acheteurs chinois, un marché considérable, d’obtenir des visas. Alors, si les clients ne viennent pas aux défilés, les défilés vont en Chine. 

Chanel

© Laurent Kronental pour Chatillon Architectes

Avoir ou savoir

Le public même des fashion weeks a évolué. Depuis une dizaine d’années, on assiste à un remplacement générationnel important. Dans la presse historique qui reste prescripteur d’opinion** comme au niveau des influenceurs et des célébrités, les interlocuteurs ont changé. Les « créateurs de contenu » les plus importants aujourd’hui sont anglo-saxons ou asiatiques, avec une montée en puissance de la Thaïlande, de l’Inde et des Philippines, pays encore considérés comme « émergents », mais qui sont d’importants consommateurs et qui portent un intérêt grandissant à la mode et au luxe. La première fashion week officielle à Paris a été organisée en 1973 : de l’émergence des directeurs artistiques jusqu’à la montée en puissance des réseaux sociaux, la mode s’est « multiversée » et même si parfois elle se marche un peu l’ourlet, elle n’a pas fini de nous faire courir à ses défilés. 

Chanel

© Laurent Kronental pour Chatillon Architectes