Qui sont ces femmes qui monnaient leur intimité par webcam interposée ?
Jeudi soir, 20 h. Webcam connectée. Confortablement installée dans son canapé, décolleté plongeant et petite culotte rose pastel, Littledevil attend le client. Comme des milliers d’autres filles à la même heure, elle guette le message, le commentaire, le « Salut bébé » d’un utilisateur de passage ou d’un consommateur fidèle. Littledevil est ce qu’on appelle une « cam girl ». Un pur produit made in internet. Une de ces jeunes filles qui, pour quelques euros, consentent à dévoiler leur corps à des visiteurs anonymes de l’autre côté de l’écran. Striptease, danse érotique, masturbation ou simples conversations, elles s’exhibent en toute décontraction. Rien qui puisse être assimilé à de la prostitution, puisqu’il n’y a absolument aucun contact physique. Un phénomène nouveau ? Certainement pas. Juste une version actuelle du « téléphone rose ». Une pratique parfaitement légale aux yeux de la loi, et qui prend de plus en plus d’ampleur aux dires des principales intéressées. C’est qu’entre spams et liens automatiques qui s’affichent au gré de la navigation en ligne (en particulier depuis les sites de streaming), difficile d’échapper à l’invitation.
Les Cam quoi ?
Un rapide coup d’œil sur les sites où « vivent », dansent, mangent et se trémoussent les cam girls (Chaturbate, Wizzcam Files, Erotica Guids, Cam4, pour ne citer que les plus fréquentés) suffit pour se rendre compte de la diversité des langues, looks, morphologies et origines du « catalogue » : filles, couples, garçons, il y en a pour tous les goûts.
Pour devenir cam girl, rien de plus simple : il suffit de disposer d’une webcam, d’un ordi et d’une connexion internet. Des slogans aguicheurs comme « Commencez à gagner beaucoup d’argent, c’est simple, gratuit et amusant » accompagnent bien souvent le formulaire et les conditions d’inscription.
En ce qui concerne l’âge, en revanche, une règle intransgressible : pour postuler, il faut avoir 18 ans ou plus, carte d’identité à l’appui. Pas de mineure, en théorie, dans les rangs des jeunes femmes qui exercent cette activité. Sachant qu’il serait facile, pour les autorités, de vérifier l’identité de chaque fille, on imagine la prudence des exploitants de sites.
Car, dans ce métier, l’anonymat est tout relatif. Si leur nom est remplacé par un pseudo, la plupart posent à visage découvert. Sur leur lit, dans ce qui ressemble à une chambre ou à un « salon privé » (une pièce meublée d’un matelas). Accessibles en apparence, mais très difficiles à approcher dans la réalité.
Par mesure de sécurité, très peu d’entre elles communiquent leur adresse mail, et l’unique moyen de les aborder reste la messagerie instantanée, peu propice à une conversation suivie. Pourtant, après deux soirées de connexion et quelques messages échangés, Amber, la trentaine, épouse et maman, se prend au jeu de l’interview et accepte de se confier à propos de son quotidien derrière l’écran.
Ancienne gérante dans l’horeca, elle a envoyé balader sa vie professionnelle il y a deux ans pour se consacrer à plein temps à son nouveau métier. « J’étais manager dans un restaurant et je travaillais plus de 50 heures par semaine. Je détestais mon travail, mais je continuais parce que je vis dans une petite ville avec peu d’autres opportunités, raconte-t-elle. Après deux mois en tant que cam girl, j’ai quitté mon job au restaurant. J’étais beaucoup plus heureuse et, bizarrement, je me sentais beaucoup moins abusée et dévalorisée. »
Le cas d’Amber n’est pas représentatif, car bon nombre de cam girls ont un autre emploi et s’exhibent pour arrondir leurs fins de mois. D’autres font ce choix de manière temporaire, pour payer leurs études, par exemple. « Certaines filles sont simplement exhibitionnistes et c’est le meilleur moyen pour elles d’assouvir leurs pulsions sexuelles, précise Amber. Mais alors, elles ne considèrent pas ça comme un job. L’argent qu’elles gagnent est juste un extra. »
Un bon plan lucratif ?
Les cam girls sont payées en « tokens », en « jetons », la monnaie virtuelle en cours sur ce genre de sites (10 tokens = 1 €). De l’argent fictif qui est ensuite redistribué par les responsables du site en fonction des types de shows, du nombre de visiteurs et des performances des filles. Pour un striptease « flash boobs » (dévoilement des seins), compter 100 tokens. 300 tokens pour un « flash pussy » (ôter la culotte). Un salaire soumis au diktat de la rentabilité. À la capacité qu’ont les filles d’aguicher le client, et surtout de le garder en ligne le plus longtemps possible, puisque chaque minute est facturée.
Amber gagne environ 35 € de l’heure. Si la moyenne des gains de ses collègues tourne plutôt autour des 25 €, certaines vont jusqu’à empocher 200 € de l’heure. « Ce que tu gagnes dépend de ta personnalité, de la confiance en toi que tu affiches, de la chance, mais aussi de ta capacité à ne pas avoir peur du ridicule, s’amuse Amber. Les filles qui ont un corps parfait ne gagnent pas forcément plus que les autres. Je ne suis pas mince, et pourtant, personne ne s’est jamais plaint de mes services. »
En plus d’un salaire attractif, les cam girls semblent disposer d’une totale liberté de travail. « Chacune établit son propre horaire et gère son temps. Certaines ne travaillent jamais la nuit, tandis que d’autres bossent plus de seize heures par jour », commente Amber qui, elle, a choisi de travailler de 22 h à 3 h du matin, six jours par semaine. Elle consacre le reste de son temps à créer des mini capsules vidéo qui sont ensuite diffusées sur des sites spécialisés, et lui servent de vitrine. « Ma principale motivation reste que j’adore mon travail. C’est génial d’apprendre à gérer sa propre entreprise, de créer des costumes, des décors, de jouer avec la technologie, de rencontrer de nouveaux clients et de garder le contact avec les plus fidèles, de payer ses propres impôts et de faire sa propre publicité. »
Même sentimentalement, Amber n’est pas en reste. Pour elle, exercer le métier de cam girl et être mariée ou avoir un petit ami sont parfaitement compatibles. « Afficher vos seins sur une webcam ne vous rend pas moins désirable aux yeux de votre conjoint. Mon mari ne m’a jamais donné la permission de le faire parce que je ne la lui ai jamais demandée. Il est mon mari, pas mon propriétaire. Lorsque je lui ai avoué que je voulais devenir cam girl, il m’a posé quelques questions pour s’assurer que j’étais bien en sécurité. Aujourd’hui il s’assure juste que je ne manque de rien et que je suis bien payée. »
Derrière l’écran rose…
Au regard de ce témoignage, le quotidien des ces filles semble paisible, et ferait passer cette activité pour un gagne-pain sans danger, commode et lucratif. Et pourtant…
Fabian Drianne est assistant social à l’Espace P, à Bruxelles, une association belge qui accompagne et soutient les travailleurs du sexe. Il lui arrive de travailler avec des cam girls. Suffisamment pour constater des dérives. Il y a quelques années, l’une d’elles avait fait appel à l’association parce que son patron la menaçait de divulguer des photos compromettantes à sa famille et à l’inspection du chômage. Il lui avait demandé d’aller plus loin dans ses prestations, elle avait refusé. « Après avoir étudié attentivement son contrat, nous avons envoyé une lettre assez salée au gérant du site, l’accusant d’exercer une activité considérée comme étant du proxénétisme. »
À la police de Bruxelles, on assure « ne pas avoir de problèmes (...) et ne pas recevoir de plaintes liées à ça ». Ce qui se vit sur internet resterait sur internet...
Monnayer son image et ses charmes derrière le confort douillet de l’écran, un gagne-pain lucratif, « safe », sans réelles contraintes ? Oui, en apparence. Une activité sans danger, tant qu’elle reste anonyme, encadrée. Mais quid des chantages, des abus, des étapes qui suivent ? Quid de ces filles qui accepteront peut-être une fois, volontairement ou sous la contrainte, de voir un client « en vrai », et se retrouveront happées dans les circuits de prostitution traditionnels ? Quid de la pérennité de l’emploi, du plan de carrière, de l’avenir de ces femmes soumises à des dates de péremption ? Aucune réponse, et peu d’inquiétudes dans le chef des principales concernées. Tant que l’argent tombe et que l’écran sert de rempart de sécurité, pourquoi s’inquiéter ?
Bonnes à jeter
Jill Bauer et Ronna Gradus, documentaristes américaines, sont parties, caméra au poing, à la rencontre de jeunes filles ordinaires. Des gosses de 18, 19 ans. Des étudiantes, nombreuses, dont le rêve est de pénétrer l’industrie du porno, grosse consommatrice de chair fraîche. Mâchées puis recrachées après six mois, elles voient leurs aspirations d’argent et de gloire se transformer en cauchemar. Présenté à Sundance, ce docu choc, « Hots girls wanted », n’a pas fini de faire parler de lui…
Prochainement sur les écrans.
Aline Glaudot & Juliette Debruxelles