En quatre ans, la créatrice de « Girls » est devenue une véritable icône. Cool, scandaleuse, engagée. On kiffe.
« Je dois cacher mes tétons ? » Elle désigne ses seins, qui attirent manifestement l’attention sous son col roulé blanc, et interroge du regard ceux qui l’entourent. Le silence règne dans la pièce pendant que tous considèrent la question. Dans l’esprit de la plupart des gens, Lena Dunham est la dernière personne sur terre à se soucier de la pudeur. Dans « Girls », la série HBO qu’elle a créée, réalisée et dans laquelle elle joue, elle ne s’est jamais embarassée de chichis. Mais aujourd’hui, elle est là pour autre chose. Son combat de la journée : rallier les troupes contre la décision du gouvernement conservateur du Texas de fermer 80 % des cliniques d’avortement de l’État. Et elle ne veut pas que ses seins court-circuitent ce qu’elle a à dire. Elle décide alors de porter sa veste en cuir sur les épaules, en jeune femme polie. « Je veux qu’il soit clair que le personnage extrêmement nombriliste et politiquement désengagé de “Girls” n’est pas qui je suis vraiment.»
Parce qu’en effet, les gens s’attendent à ce qu’elle ressemble à Hannah Horvath, le personnage tout égocentrique qu’elle joue dans « Girls ». « Ce qui n’a pas de sens, surtout maintenant », explique Allison Williams, l’une des stars de la série. « Dans “Girls”, Hannah est une foireuse incapable de s’occuper des trois premiers e-mails de sa mailbox. Lena, elle, réalise et produit une série télévisée à succès. Foirer, pour elle, c’est ne pas se souvenir du nombre d’enfants de l’un des membres de son équipe. »
Quand « Girls » entame sa quatrième saison, Hannah et ses amis commencent seulement à faire des choix adultes, explique Lena. « Ils faisaient des pieds et des mains pour éviter de s’engager dans une relation, un emploi, pour ne pas retourner à l’école, et ils finissaient quand même par le faire. » La Lena Dunham de la vraie vie n’est pas faite de ce bois-là. Elle a 25 ans quand HBO a jeté son dévolu sur « Girls » et elle comprend rapidement comment conjuguer les statuts d’artiste, de célébrité et de boss.
À 28 ans, elle s’installe à Brooklyn avec son petit ami (Jack Antonoff, du groupe Fun, un gars aussi talentueux et névrosé qu’elle) et leur chien, Lamby. « Nous sommes comme un couple gay », affirme-t-elle avec un bonheur manifeste.
Tandis qu’ Hannah, son personnage, se bat d’un épisode à l’autre pour devenir « la voix d’une génération », Lena réalise ce rêve. L’année dernière, le Time fait d’elle l’une des cent personnes les plus influentes du moment, aux côtés de Malala Yousafzai et Michelle Obama. Son livre, « Not That Kind of Girl »(pour lequel on dit qu’elle a reçu
3,7 millions de dollars d’avance sur recettes, quand même) est un véritable succès en librairie.
Cette biographie (parue en français chez Belfond) se lit comme le script d’un film de Wes Anderson : sa mère, Laurie Simmons, est une photographe célèbre. Son père, Carroll Dunham, est un peintre qui représente des nus aux couleurs vives et aux vagins proéminents. Elle grandit dans un loft à Soho, participe à des dîners végétariens couverts par le New York Times. Le créateur Zac Posen est sa baby-sitter. Elle souffre aussi d’insomnies, d’un trouble obsessionnel-compulsif et d’une addiction aux gars un peu nazes. En bons excentriques new-yorkais, ses parents l’envoyent en thérapie, ce qui la pousse à commencer à écrire et à devenir celle que l’on connaît aujourd’hui.
La voilà donc activiste. Elle qui, pourtant, déclarait au début de sa carrière « ne pas être une personne particulièrement politique ».
Mais les choses ont changé. « J’ai réalisé assez vite que je n’allais pas supporter la célébrité si je ne m’en servais pas pour parler de choses qui sont importantes pour moi, confie-t-elle. J’allais me sentir définitivement grossière – je ne trouve pas d’autre mot. Cette attention que l’on me porte, je dois en faire quelque chose de sain, de productif et d’intelligent. Ce n’est pas juste un moyen d’étoffer ma collection de it-bags... Même si j’adore les it-bags. »
À la soixantaine d’hommes et de femmes rassemblés dans la clinique d’avortement où elle tient audience aujourd’hui, elle déclare : « Nous savons tous qu’il est très difficile d’amener à changer d’avis les gens qui ne sont pas ouverts d’esprit, qui ne veulent pas évoluer et qui n’ont pas un minimum de décence. » Elle poursuit : « Je sais que vous faites un boulot incroyable en disant aux femmes qui entrent ici que vous allez vous occuper d’elles et qu’elles ne sont coupables que de vouloir ce qu’il y a de mieux pour leurs familles. Tout le reste, c’est juste des bruits parasites. » Elle fond ensuite dans la foule comme une candidate en campagne, pose pour des selfies, embrasse qui veut. On pourrait croire que tout le monde l’aime. C’est loin d’être le cas.
Au début de « Girls », Les gens la détestaient. Vraiment. Ils n’aimaient pas les personnages de la série. Trop pleurnichards, ou trop blancs, ou trop privilégiés. Ils n’aimaient pas le sexe, qui était trop étrange, trop bizarre, trop réaliste. Ils ne comprenaient pas pourquoi elle avait besoin d’être nue tout le temps. « Parce que c’est une expression réaliste de la vie », répondait-elle. Elle n’était pas préparée à ce genre de réaction. « Je ne m’attendais pas à ce que “Girls” attire autant l’attention, confie-t-elle. Nous visions un public très ciblé, très restreint. » Au début, la jeune femme pense que c’est elle qui attire l’antipathie. Elle finit par réaliser qu’il est question d’autre chose. « On dirait que, chez certains hommes, il y a une peur innée des femmes qui donnent leur avis de manière décomplexée. Les femmes sont censées êtres des merveilles qui ont une mauvaise image d’elles-mêmes. Elles ne sont pas censées être des vilaines qui s’aiment quand même. À un moment, je me suis dit que ce qui énervait les gens, c’était mon côté ordinaire. Quelque chose du genre : pour qui elle se prend ? Comment peut-on dire autant de conneries et, en plus, avoir cette tête-là ? »
S’il y a une chose qui a fait de l’apolitique Lena Dunham une figure engagée, c’est peut-être cela. En 2012, elle participe à une campagne publicitaire dirigée vers Barack Obama, lui demandant de se positionner sur le contrôle des naissances, le mariage gay et l’égalité salariale. La pub se propage comme un virus. Et c’est à ce moment-là qu’un magazine de droite, National Review, réalise que le succès de Dunham « n’est pas juste de la chance ». Dans ses pages, on peut lire : « Si Dunham est la voix de sa génération, on peut sérieusement penser que nous sommes condamnés. » Dans le même temps, des tas de gens l’adorent. Les filles qui lui confient leurs secrets à peine cinq minutes après l’avoir rencontrée. Des gens qui l’embrassent, l’encouragent, la remercient. Au fil du temps, ces gens-là commencent à compter à ses yeux. « Quand elle était plus jeune, Lena écrivait pour sa catharsis personnelle, explique sa meilleure amie. Aujourd’hui, elle le fait pour que les autres femmes se sentent moins seules. » Scandaleuse, sans doute, mais pas pour rien.
Le problème, lorsqu’on est une célébrité très polie, c’est que c’est terriblement épuisant. « J’essaie de trouver le bon équilibre, ajoute Lena Dunham. Je ne veux pas être cette personne qui donne tellement aux autres qu’il ne lui reste rien. » Alors, pour garder la forme, elle ne boit ni alcool ni café, gobe des probiotiques, des vitamines et de l’huile essentielle d’origan (« Évidemment, cela vous donne une haleine de pizza », dit-elle en riant). Elle médite deux fois par jour. « Je peux aussi faire une sieste n’importe où. » Elle est fière de ce « superpouvoir ».
Quelques semaines plus tard, nous la retrouvons dans un restaurant bio de son quartier, Brooklyn. Le genre d’endroit où l’on mange du riz brun et où l’on porte des caftans. C’est sa cantine. Cette semaine, elle s’est retrouvée en couverture du National Review, sous le titre : « Les pathétiques privilèges de Lena Dunham ». Pour écrire son papier, l’auteur a repris des passages de sa biographie, pointant en particulier une histoire dans laquelle Lena raconte une expérience sexuelle non consentie lorsqu’elle était au collège. « Elle n’affronte pas son prétendu agresseur dans un tribunal, mais elle se permet de le lyncher dans un livre », reprocha l’article.
« C’est dingue, non ? réagit-elle entre deux bouchées d’artichaut. Si je ne porte pas plainte, c’est que je suis une femme irresponsable qui ne protège pas les autres femmes. Et si c’était simplement parce que je ne veux pas passer six ans dans un tribunal pour un procès que je ne gagnerai pas ? Ce passage de mon livre ne devait pas servir à livrer cet homme au jugement public, je voulais juste ouvrir le dialogue. » On la sent touchée.
« Bien sûr, chaque fille qui parle d’une agression sexuelle voit sa crédibilité remise en cause, ajoute-t-elle en buvant son thé. Même si je savais ce qui allait se passer, je n’étais pas vraiment préparée à ce que j’allais ressentir. Mais ce qui me fait vraiment peur, ce sont les femmes qui n’ont pas encore parlé. Et si elles lisaient cet article et se muraient plus encore dans le silence ? J’espère que la manière dont je suis traitée dans les médias ne découragera pas les autres femmes de s’exprimer. » Elle n’a pas encore décidé comment réagir aux propos du Review. «Pas évident de le faire sans alimenter la polémique... Si je réagis, un million de personnes vont lire cet article alors qu’ils ne l’avaient pas vu. C’est un équilibre délicat entre s’exposer inutilement et se défendre. » La conversation pourrait se poursuivre, mais Lena doit emmener Lamby chez le vétérinaire.
On la retrouve le soir même pour une lecture de son livre à l’Académie de musique de Brooklyn. La salle est noire de monde. « C’est la première fois que je lis ce chapitre à voix haute », commence-elle, ouvrant sa copie annotée de « Not That Kind of Girl ». Elle se lance, explique comment, enfant, elle essayait d’amadouer sa petite sœur Grace avec des confiseries et en lui promettant de la laisser regarder la télévision. « En fait, j’ai fait ce que n’importe quel prédateur sexuel aurait fait pour amadouer une petite fille », dit-elle avec un sourire ironique. Le public rit. Le rire devient jaune lorsque l’auteur en arrive au passage où elle raconte qu’à sept ans, elle a demandé à sa mère si leurs vagins se ressemblaient. « Je suppose », avait répondu la femme. Mais la curiosité de Lena n’en était pas restée là. Alors un jour, alors que Grace et elles jouaient dehors, Lena « s’est allongée entre ses jambes et a précautionneusement ouvert son vagin… Lorsque j’ai vu ce qu’il y avait dedans, j’ai hurlé », lit-elle. Ensuite, en regardant le public, elle dit, sur un ton qui en dit long sur la drôle d’enfant qu’elle était : « C’est le genre de choses que je faisais. » S’ensuit une autre salve de rires et même une standing ovation. Une semaine plus tard, un site web conservateur baptisé TruthRevolt publie un post : « Lena Dunham avoue avoir abusé sexuellement de sa petite sœur ». Cette fois, Lena a des difficultés à calmer la rumeur.
« L’histoire de ce journal de droite qui prétend que j’ai abusé de ma sœur, ce n’est pas LOL du tout. C’est juste énervant et dégueulasse », balance-t-elle sur Twitter. « Et oui , c’est la spirale de la colère », ajoute-t-elle. Dans l’atmosphère inflammable d’internet, l’étincelle tourne à l’ incendie. S’ensuivent des articles, des débats, des hashtags et même des titres sur CNN : « Lena Dunham doit répondre à des allégations d’abus sexuel. » Un groupe féministe fait signer une pétition pour que Planned Parenthood (l’association de planning familial dans laquelle est s’implique) se sépare d’elle. Lena Dunham est contrainte de se fendre d’un communiqué comme il faut pour éteindre les flammes : « Si les situations décrites dans mon livre ont pu blesser ou déranger certaines personnes, j’en suis désolée. Je suis aussi consciente du fait qu’utiliser “prédateur sexuel” comme expression humoristique était déplacé, et je suis désolée pour cela aussi. »
Elle annule les deux dernières étapes de sa tournée, prétextant des problèmes de santé.
On la croyait à terre. Mais quelque chose s’est produit : des gens ont commencé à faire marche arrière. Quelques auteurs ont lancé un Tumblr, « Those Kinds of Girls », dédié à toutes les choses bizarres qu’ils avaient fait lorsqu’ils étaient enfants. « Je regardais l’urine de ma sœur, pour voir d’où elle venait », écrit l’une. Un jeune homme se confie à propos des trois années terribles qu’il a passées en prison après avoir touché de manière inappropriée sa sœur de huit ans alors qu’il en avait douze. Il dirige aujourd’hui un cabinet d’avocats pour les enfants qui ont été enregistrés dans le fichier des agresseurs sexuels. « Vous n’avez pas idée de la prise de conscience que Lena Dunham a généré autour de cette question, explique-t-il. Le plus grand problème ici, c’est que les gens ne parlent pas. Je suis vraiment navré que les gens se soient servis de cela pour la blesser mais je pense que c’était une bonne chose de mettre cette histoire dans son livre, car cela a ouvert le débat. »
Lena Dunham, finalement, c’est ça : une fille burnée et brillante qui porte sur ses solides épaules de lourdes questions liées à sa génération. Une pasionaria qui part au front et se prend les coups. La fille qu’on aimerait être, mais en plus doux.
Jessica Pressler et Juliette Debruxelles