L’échec, c’est chic. À Bruxelles, des soirées d’hommage aux catastrophes professionnelles révolutionnent notre rapport à l’erreur.
« Soudain, on dirait que s’être planté nous propulse dans le club des gens cool. » Sur le site de leur société Antiheroes, née il y a moins d’un an, Kira Van den Ende et Irene Ingardi, jeunes consultantes en échecs, ont ouvert un espace « freezer ». Elles y stockent leurs idées qui n’ont mené nulle part et les enseignements tirés de leurs erreurs. Pas de gros plantage jusqu’ici mais des choix contestables, comme cette opération de crowdfunding mal préparée et que les deux entrepreneures ont préféré abandonner. Partager les leçons de ses erreurs serait-il la nouvelle tendance dans le monde professionnel ?
À Bruxelles, les premières FuckUp Nights organisées par Antiheroes ont rempli le Beursschouwburg. Du Mexique à la Californie, en passant par Londres, Stockholm ou Santiago, ces soirées dédiées aux foirages ont le vent en poupe. « Parler de ses échecs démontre un certain courage et un esprit ouvert », reconnaissent les organisatrices. Et cela colle bien avec l’esprit collaboratif, moins frimeur, plus solidaire et plus authentique auquel aspirent de nombreux jeunes entrepreuneurs.
Le concept des FuckUp Nights est né à Mexico, lors d’une soirée arrosée. Des amis se sont mis à se raconter leurs échecs professionnels respectifs… et ça a changé leur vie. « Parce qu’on apprend plus de l’échec que du succès et parce qu’on en a marre des histoires simplistes et irréalistes de succès fulgurants », expliquent-ils sur leur site. L’exercice ayant été à ce point libérateur, ils en ont fait un modèle : trois ou quatre orateurs par soirée, des présentations calibrées (dix images, sept minutes), des questions types (quel était le projet, qu’est-ce qui a foiré, qu’as-tu appris, qu’aurais-tu fais différemment ?), des gens sympas et de la bière. Résultat : gros succès, partout dans le monde.
Sophie Triollet est l’une des trois « fuckupreneurs » qui ont accepté de prendre la parole, ce soir, devant la foule du Beursschouwburg. Cette « digital consultant » raconte un cauchemar professionnel vécu il y a quelques années à Los Angeles, où elle avait été engagée pour le développement d’un jeu Facebook. « Dès le départ, rien n’a marché comme prévu. C’était la loi de Murphy : tout ce qui pouvait aller mal allait mal. » Un client compliqué, des heures de travail qui explosent, le budget qui ne suit pas. « L’agence pour laquelle je bossais a perdu plein d’argent. Et le jeu est sorti en retard. » Au-delà du contexte foireux, Sophie Triollet analyse sa responsabilité personnelle. « Dès le départ, mon entourage m’a conseillé de fuir, mais je n’arrivais pas à me détacher émotionnellement du projet. Je voulais faire de mon mieux, ne pas abandonner. Clairement, je n’ai pas pris assez de distance et j’ai eu beaucoup de mal à gérer mon stress. » Avec le recul, elle retient qu’il ne faut jamais trop se prendre au sérieux. « Lancer un jeu Facebook, ce n’est pas soigner le cancer. » Et d’espérer que son expérience puisse servir à d’autres. « Si cette intervention a permis au moins à une personne dans l’assemblée de prendre un peu de distance, pour moi, c’est réussi ! »
« Une nouvelle culture de l’échec est née des entreprises de nouvelles technologies de la Silicon Valley », explique Irene Ingardi, cofondatrice d’Antiheroes. Par essence, ces start-ups jouent constamment avec le risque (technique, entrepreneurial, commercial). Se tromper est une option. L’échec n’est certainement pas vu comme quelque chose de mal. Ce n’est pas « bien » non plus. C’est juste quelque chose qui arrive. C’est une composante de la créativité et de l’innovation, qui peut aider à grandir, à s’améliorer et à apprendre, à condition que l’on parvienne à identifier notre part personnelle dans cet échec. « Dans la culture américaine, l’échec est beaucoup mieux accepté, poursuit Irene Ingardi. Si l’on fait faillite, on peut encore obtenir un crédit dans une banque pour un nouveau projet, et même l’inscrire sur son CV. »
Nourri par des recherches en psychologie sur la résilience, cet état d’esprit s’est répandu en dehors du monde branché de l’IT. L’ONG canadienne Ingénieurs sans Frontières a fait le pari qu’il valait mieux reconnaître humblement l’inefficacité d’un projet en Afrique plutôt que de s’obstiner à envoyer des photos d’enfants souriants aux donateurs. Fait remarquable dans ce milieu, l’ONG a complètement repensé sa communication, allant jusqu’à publier un rapport d’échec, et à développer une vision révolutionnaire, plus lucide et plus honnête, pour le monde du développement, sous le nom Admitting Failure1. L’échec pouvant aussi créer du travail, les ingénieurs canadiens ont créé Fail Forward, une société de conseil et coaching en échecs.
En Belgique, Antiheroes s’inspire de ce modèle canadien et propose un travail d’accompagnement à l’échec, surtout pour les projets liés à l’économie positive (innovation sociale, durabilité…). « Aujourd’hui, nous travaillons avec des entreprises établies mais nous souhaitons, à terme, pouvoir accompagner des entreprises en création. » Et changer cette culture de la peur d’entreprendre qui prévaut chez nous : « Quand on voit le chômage des jeunes à Bruxelles, il est urgent de faire évoluer les mentalités. Beaucoup disent qu’ils ne veulent pas prendre le risque de s’installer comme indépendants car ils ont peur de l’échec. » Et si c’était la meilleure des formations ?
1 Voir la conférence TEDX de l’ingénieur David Damberger, ainsi que blogs.ewb.ca/failure2013/ et le site www.admittingfailure.com
- Les clichés, un truc de filles !
Vous vous souvenez de cette vidéo, « Science : It’s a Girl Thing ! », 53 secondes avec lesquelles la Commission européenne pensait attirer les filles dans les carrières scientifiques ? La vidéo rose bonbon avait provoqué les foudres des féministes de toute l’Europe, à tel point qu’elle avait été retirée du site de la DG Recherche et Innovation. On y voyait des filles en stillettos, roulant des fesses, et se précipitant comme à l’ouverture d’un Primark pour analyser du rouge à lèvres au microscope, sous l’œil incrédule d’un beau scientifique en blouse blanche.
Celle qui a eu l’idée de cette campagne embrassant tous les clichés, c’est elle, Cheryl Miller, fondatrice du Digital Leadership Institute, une ONG qui a pour objectif de combler le déficit de femmes dans les carrières technologiques et scientifiques. En 2012, elle avait été engagée comme consultante pour la campagne et avait défendu, en dépit des avertissements, le coup du maquillage et de l’esthétique girly.
Deux ans plus tard, Cheryl Miller revient sur ce fiasco. D’abord, elle assume : « Je porte la responsabilité de ce choix. Certaines féministes militantes avaient exprimé leur désaccord mais j’avais convaincu les gens que c’était ce qu’il fallait faire. Je m’intéressais à la question des filles et de la science depuis des années et j’avais bien remarqué que ce qui marchait, dans les salons, c’était le maquillage pour parler de chimie ou la mode pour parler de technologie. » Et c’est là que ça a coincé : « Quand j’ai vu pour la première fois la vidéo, au moment du lancement, j’étais fâchée. Ce scientifique en blouse blanche qui regarde les filles par-dessus ses lunettes, comme des objets, ça, ça me dérangeait. Sexualiser les filles était impardonnable. »
Paradoxalement, les critiques négatives font décoller la campagne. « Il y a eu 14 000 likes sur Facebook le premier jour, et près de 80 000 aujourd’hui. En termes de marketing, c’est une réussite. En revanche, au désastre de la vidéo s’est ajouté un désastre de communication. Face à l’ampleur des critiques, la Commission a préféré retirer la vidéo mais aussi annuler d’autres éléments du programme. Ils ont changé les logos, supprimé le rose. »
Ce qu’elle en retient ? « Que la controverse n’est pas mauvaise en soi. Mais il faut pouvoir accepter d’ouvrir le débat. Dans ce cas, c’était un échec collectif. »
Depuis cet épisode malheureux, Cheryl Miller continue à œuvrer pour un meilleur accès des femmes à la science, sans prendre cet échec trop personnellement. « On m’avait trouvé trop solidaire, ou pas assez, avec la campagne. Mais peu importe. J’ai presque 50 ans et je m’assume comme je suis. »
- À lire, à voir
> « Les erreurs des autres – L’autojustification, ses ressorts et ses méfaits », de Carol Tarvis et Elliot Aronson (Éditions Markus Haller). Un ouvrage de référence écrit par deux psychologues américains. Ils décrivent notre tendance à justifier, coûte que coûte, nos idées stupides et nos mauvaises décisions et à reporter la faute sur les autres, en politique comme dans les relations de couple.
> Conférences TEDX de Kathryn Schulz, « À propos de nos erreurs » (sous‑titrée en français).
Céline Gautier