Autour de vous gravitent de doux dingues, que vous tentez de remettre à l’endroit. Car l’envers, c’est les autres.
Saverio Tomasella, psychanalyste, a écrit un livre grave et sérieux, d’une saveur folle : « La Folie cachée, survivre auprès d’une personne invivable » (Albin Michel). Dans un but de service public, nous en avons parcouru – en prenant certaines libertés – les (dés)axés principaux. Car vous venez de penser à quelqu’un. C’est dingue. Mais à qui ?
- Votre mère
Dans son essai plutôt bien transformé, le spécialiste décortique la folie ordinaire, qui est dans les cas les plus légers celle des loufoques, des originaux, pire, des artistes. Celle aussi qui exsude des amours dévorantes.
Le postulat du psy. « Il n’est ni évident, ni facile de percevoir la folie, en soi ou en l’autre, surtout quand elle se camoufle derrière les allures rassurantes d’habitudes socialement acceptées. » Enfant, vous avez porté des écharpes jusqu’en juillet, parce que votre mère était frileuse. Vous avez mangé des graines germées au goûter, parce qu’elle avait peur des graisses trans (mais manifestement pas des OGM cachés). Elle vous a fichu la honte toute votre adolescence et pourtant, dans les recoins de votre cœur congestionné d’acné, vous creviez de fierté d’avoir une daronne qui ne ressemble pas aux autres. Aujourd’hui, elle vous appelle huit fois par jour pour vous raconter des trucs dont vous vous fichez et que vous n’avez pas le temps d’écouter, à propos de gens que vous ne connaissez pas. Quand elle vous reproche de ne jamais lui téléphoner – il faudrait pour cela qu’elle raccroche –, vous culpabilisez. Quand elle vous dit : « Profites-en tant que je suis là », vous pensez que c’est la distance qui crée le manque, mais vous la fermez.
Comment la déjouer ? Si elle est vraiment pathologique, coupez le cordon, faites-en un de sécurité, et comme le conseille le bouquin, apprenez à « aimer l’enfant en vous ». Mais si c’est juste une mère normalement envahissante, déviez-la sur votre messagerie.
- Votre mec
Saverio Tomasella explique que « le despotisme et la tyrannie existent aussi dans la sphère privée ».
Le postulat du psy. « Le dictateur qui ne dit pas son nom impose à son entourage sa façon d’être, de penser, de vivre, de se comporter ». ça évoque quelque chose pour vous ? Sa nouvelle passion pour l’écologie et le camping, bien sûr. Vous êtes tombée amoureuse d’un homme qui ne décollait pas les étiquettes des bocaux avant de les mettre au tri. Qui se fichait que l’huile de palme encombre ses artères et désencombre la moitié des forêts d’Asie de l’Est. Un homme qui roulait au diesel, portait des jeans de la même marque, et tirait la chasse sans verser une larme. Désormais, pris de la vocation délirante de sauver la planète, non seulement il traque chacun de vos gestes « de consommatrice libérale égoïste » (accepter le sac en plastique offert par la caissière), mais vous enjoint aussi de passer vos congés à nettoyer des pinèdes en dormant dans une yourte sans chauffage. Et sans spa. Il épie votre consommation d’eau de vaisselle, et a remplacé tous les rouleaux d’essuie-tout de la maison par des éponges tibétaines en poil de yack.
Comment le déjouer ? Quand il tente de vous persuader que c’est vous qui êtes folle de ne pas appliquer ses règles de survie en milieu hostile (la civilisation), démontrez-lui que c’est la situation qui est démente : faire moisir une belle plante comme vous dans une salle de bains sans crème dépilatoire ? C’est ça qui est contre nature. Là, soit son cerveau explose, soit il réalise d’un coup qu’il sent le fennec depuis six mois, que ça vous ronge de grignoter de la bouffe vivante, que la méditation contre les maux de tête, c’est bien, mais qu’un gros cacheton d’aspirine, c’est mieux, et qu’il est en train de vous perdre. Alors, s’il vous emmène à Las Vegas et vous demande en mariage dans une fontaine artificielle en plein désert, c’est qu’il a recouvré la raison.
- Votre boss
Il ressemble de plus en plus à un gars qui vous fait recommencer à l’infini la même tâche inutile, pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’il n’a pas la queue d’une idée de la façon de faire avancer ce projet.
Le postulat du psy. Dans son chapitre intitulé « Le plus fou n’est pas celui qu’on pense », assertion qu’on peut se renvoyer indéfiniment – perspective jubilatoire quoique chronophage –, Saverio Tomasella avance qu’on reproche souvent aux autres ce qu’on n’assume pas chez soi.
Comment le déjouer ? Voilà un mécanisme de défense – appelé par les scientifiques les plus initiés « c’est celui qui le dit qui l’est » – qui peut troubler l’entourage, par l’aplomb des affirmations posées en vérité : « J’avais demandé ce dossier pour le 30 février. » Comme la psychose peut être contagieuse, vous jetez votre calendrier, qui est défectueux. Et lassée d’obéir, vous montez votre propre entreprise. Dont les employés devront vous saluer en sautillant la danse de la licorne, coiffés d’un chapeau en coquillages. Vous voilà tirée d’affaire.
- Vos enfants
C’est là qu’on arrive au chapitre « Lâcher prise ».
Le postulat du psy (qui a déjà bien déblayé les ressorts de la folie ordinaire). « Reste à explorer un ressort psychique très vigoureux : le devoir.» Ce passage-là, vous auriez pu l’écrire vous-même, si vous n’étiez occupée à plier d’une main le linge, à touiller de l’autre une purée aux légumes anciens (dits « tes vieux légumes dégueu » par la chair bio de votre chair), tandis qu’avec vos bras mentaux, vous faites déjà les courses pour demain, et le pique-nique de jeudi « parce que la cantine c’est dégueu ». Le devoir, ça vous connaît ! D’ailleurs, pendant que vous bouquinez ce magazine en vous gondolant, est-ce que vos marmots ont fait les leurs, de devoirs ?
Comment les déjouer ? Saverio Tomasella décline la notion de « devoir » en trois attitudes de fond : ce qu’on se croit obligée de faire, ce qu’on se sentirait indigne de zapper, et notre complexe de sauveur et de servante universels. S’en suivent plusieurs pages pétries de bons conseils, d’exemples et de contre-exemples, destinés à ouvrir les yeux de ceux qui s’infligent la punition de se rendre malades de pression. Le psychanalyste ouvre des pistes pour commencer à se reconnecter à ses besoins fondamentaux à soi, se distancier du désir plus ou moins toxique de l’autre, et accéder à la résilience, voire à la résiliation de son abonnement à la salle de sport où on ne va pas, mais je digresse. N’importe quelle mère de famille normalement constituée pose le livre à ce stade, parce qu’il est l’heure de raconter l’histoire du soir, dans laquelle Cendrillon envoie bouler le prince esclavagiste et boulotte la citrouille en soupe parce que le carrosse, elle s’en tape le coquillard, il est impossible à garer.
- Vous-même
Une fois admise l’idée que vous allez très bien, et que c’est votre entourage qui est timbré comme un e-mail vintage (aussi appelé « enveloppe »), reste à démonter le phénomène de la contagion de la folie.
Le postulat du psy. « Il est plus facile de vivre la folie au grand jour que de devoir sans cesse s’en cacher. » On fait de sa différence un atout. Autrement dit, les barrés divers et variés ne sont pas tant des génies que d’excellents communicants.
Comment vous déjouer ? En se reconnectant à soi, en prenant du recul, en défusionnant des dingueries d’autrui. Et ça fait du bien. Un bien fou.