Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la mode et la fashionsphère sans oser le demander.
Le monde de la mode véhicule des croyances glamour mais parfaitement surévaluées. Comme on sait de quoi on cause, taillons-leur un costard !
Les rédactrices de mode sont toutes hyper sapées et à moitié sadiques
C’est pas faux. Les cultivateurs de fruits et légumes bio ne boulotent pas du Monsanto. Les agents immobiliers ne vivent pas dans leurs voitures. Les rédactrices de mode qui se tapent tous les défilés, qui ont leur résidence secondaire dans des showrooms où elles se retrouvent, nez à nez refait, avec des merveilles, évidemment qu’elles piochent dans l’avant-garde ce qu’elles se mettent sur le dos. C’est aussi et surtout une question d’éducation du regard, qui se construit au fil du temps (et des soldes presse).
Quant à leur réputation de caractère capricieux, revenons sur l’idée qu’elles seraient toutes à moitié sadiques. Pourquoi à moitié ? Gâtées par les grandes maisons et les petites marques, il peut leur arriver de penser qu’elles greffent des cœurs lorsqu’elles s’instagrament en jeunes créateurs. En réalité, c’est maso qu’elles sont : habillées trop ajusté, chaussées trop haut, portant certaines pièces qui nécessitent un master en ingénierie spatiale pour les passer dans le bon sens. D’où parfois l’air crispé en début de défilé.
La mode offre des métiers où l’on gagne beaucoup d’argent
Quand on est actionnaire majoritaire de LVMH, oui. Sinon, non. D’autant que le peu de fraîche qui rentre est instantanément réinvesti. Dans la prochaine collection quand on dirige une maison, ou dans les premières pièces de cette collection quand on en est tombée amoureuse en showroom, vous avez compris le principe.
Les designers qui mènent leur maison indépendante, sans le soutien de grands groupes, sont fauchés toute l’année. Au moins sont-ils passionnés, exaltés, et bien fringués. Dans tous les autres métiers qui font vivre le secteur et sont méconnus du grand public – distributeurs, fournisseurs, artisans, fabricants –, c’est l’amour du sublime qui anime. On mène sa barque comme on peut, surtout depuis cette crise qui n’en finit pas de désespérer les indépendants, sans doute parce que ça n’en est pas une, mais un changement d’époque. Quant au grand luxe et au mass market, ils se portent très bien, merci.
Dans la mode, tout le monde s’habille pareil
Vrai et faux. En mode comme en musique, il y a des courants. L’école anversoise, ce n’est pas l’école milanaise. Exactement comme pour la carbonnade et les escalopes, c’est une question de culture. On observe que les créateurs portent souvent un uniforme supersobre. De Raf Simons à Christophe Lemaire, jusqu'à l’extravagant Philipp Plein (les trois premiers boutons ouverts toutefois). Que dire de Karl Lagerfeld, cols montés et slims de cuir noir depuis vingt ans ? Plus on consacre d’énergie à faire sortir les autres de l’ordinaire, plus on revient soi-même à l’essentiel.
Les vrais génies de notre époque, Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Alain Chabat, portent à peu près chaque jour la même chose, s’appuyant sur de nombreuses théories psychologiques démontrant que la prise de « petites » décisions quotidiennes consomme de l’attention, fatigue le cerveau et endommage notre capacité à nous prononcer sur des questions plus importantes. Cela s’appelle la « fatigue décisionnelle », terme médical énoncé par Roy Baumeister, chercheur en psychologie sociale à l’Université d’état de Floride. Je cite : « Les gens qui ont du succès ne prennent pas de meilleures décisions grâce à leur volonté. Ils développent des habitudes qui réduisent le nombre de décisions qu’ils doivent prendre et donc le stress. » Avec tout ça, j’hésite sur le libellé de mon prochain paragraphe.
Les fashion weeks sont d’énormes sauteries glamour où l’on boit du champagne du soir au matin
C’est pas vrai, mais c’est pas faux. Une fashion week à Paris, pour commencer, ça dure neuf jours. Au terme desquels chaque maison, chaque petite marque sait si sa collection, après des mois de travail sans sommeil à cause d’angoisses de cash-flow, trouvera des acheteurs ou se plantera lamentablement dans le triste champ des fringues éthérées qui n’auront pas fait d’artiche.
Les acheteurs des boutiques écument les showrooms et les défilés seize heures par jour pour dénicher les perles rares, tout en jonglant avec des budgets calculés entre passion et cent près. Les journalistes, rédactrices et rédacteurs – certains, rares et souvent excentriques, sont dotés de chromosomes Y – démarrent leur journée à sept heures. Ecrivent, publient, postent. Racontent la tendance qu’on portera dans six mois, décrivent, décryptent. Dessaoulent, parfois. Puis courent, en métro, en taxi, en Uber, pour choper le premier show de la journée. Là, ils socialisent, analysent, prennent des notes et se projettent dans tel manteau, dans un coin de leur tête.
Puis, une heure plus tard, ça recommence, après une course perdue d’avance contre la circulation new-yorkaise, londonienne, milanaise, parisienne (dans l’ordre). Trois minutes entre deux shows ? On file admirer une présentation de souliers ou de joaillerie, on serre des pinces, on distribue des cartes de visite comme un croupier mène le blackjack au casino de Monte-Carlo. On se nourrit comme on peut, petits fours et dips de chou-fleur cru, on dort quand on peut, et quand on rentre le soir, on écrit. Au retour, tout le monde vous envie. Quant à vous, vous ne pouvez plus voir une frusque de votre vie. Jusqu’à demain.
Tous les créateurs de mode sont gay
C’est vrai. À part quelques dissidents bizaremment hétéros, il semble universel que, pour habiller une femme avec art, il faut ne jamais avoir envie de la déshabiller. Ajoutons à ce prérequis un fond de culture conséquent, du bon goût – notion relative mais pas encore galvaudée –, pas mal de sophistication, du recul et de l’humour, un sens inoxydable de la com’, une séduction intrinsèque, de la délicatesse et la capacité de se remettre en question, ainsi qu’une idéalisation de la féminité (parce qu'on n'en a jamais eu le coeur brisé).
La mode est un univers impitoyable
C’est pas faux, mais pas toujours vrai. En orbite autour de la fashionisphère, on trouve des anneaux concentriques d’enjeux financiers colossaux – le textile est l’une des plus importantes industries au monde, et des plus polluantes – des trous noirs d’egos, des sources intarissables d’hystérie collective (avez-vous déjà vu une nuée d’ados en pâmoison à la sortie des loges mannequins après undéfilé ? Sociologiquement flippant).
C’est une machine à rêves, en premier lieu pour ceux qui ont ramé pour y travailler et se sont accrochés assez fort pour y demeurer. C’est un calendrier hystérique, une pression constante, une soumission aux tendances et à la versatilité. C’est aussi extraordinaire, enrichissant. Un langage qui n’a pas de mots, mais qui tient beaucoup plus fort que ceux-ci : avec des coutures. C’est de la poésie, de l’argent, des déconvenues et une forme d’art vivant. C’est un monde à part, où l’homme est un loup pour la femme, et celui-ci finit parfois en manteau.
Illustrations : Valentine De Cort