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Elles ont 16, 30 ou 40 ans, elles écoutent du rap. Certaines paroles sont contestataires, d’autres vulgaires, parfois ouvertement misogynes.
Chez certains artistes, la femme en prend sérieusement pour son grade.

Ça leur fait quoi, d’entendre ça ?

Tiphaine : “Les filles dont on parle ne sont pas moi”

TiphaineTiphaine est fan du rappeur français Booba. À 19 ans, elle est l’auteure du tumblr Booba Quote.«Lorsque j’écoute ses paroles, je ne me sens pas agressée en tant que femme. Il parle de certaines filles, qu’il ne respecte pas dans ses chansons, mais il ne s’adresse pas à moi. Il faut distinguer l’homme du rappeur, c’est un personnage qu’il crée. » Son tumblr met en scène les punchlines du chanteur sur des images acidulées. On y lit : « On t’nique ta mère et ta grand-mère si elle est toujours en vie » sur un fond de pâquerettes.« Je voulais mélanger le sale et le beau, le cru et le mignon, ça donne une certaine esthétique. J’associe ce qui ne va pas ensemble, le rap et les choses belles et lisses. Le contraste renforce les paroles et les rend plus choquantes encore. C’est ce que j’aime : oser la provocation. »

Cela fait trois ans qu’elle écoute du rap, Oxmo Puccino, NTM, Ice Cube. Elle préfère Booba pour son flow lent qui permet de comprendre les paroles. « Ces phrases choquent, mais son ego-trip et sa vulgarité sont tellement énormes que ça fait sourire. »

boobaquote.tumblr.com

Rachel : “On peut parler de sexe et de femme, mais il y a des manières de le faire

RachelRachel a 17 ans, elle est fan de culture urbaine : hip hop, RnB et rap. Dans les oreilles, elle préfère le rap américain qui reflète les racines de la culture afro-américaine. « Quand j’entends La Fouine chanter “J’laisse des meufs dans les chiottes avec de l’ADN sur les lèvres”, je trouve ça crade, dégoûtant et dégradant. Je me demande pourquoi il n’a pas honte de se donner une telle image. On est au XXIe siècle, c’est grave de considérer encore la femme comme un objet. Si dans la vie les égalités ne sont pas encore acquises, on ne s’en sortira jamais avec des gars qui profèrent ce genre de paroles. » Le jugement de Rachel n’est pas moins tranché pour les fans qui écoutent ce type de rap. « C’est facile de reprendre les paroles vulgaires, elles sont entraînantes et rendent cool. Je pense que les filles qui les répètent ont soit un problème avec la langue française parce qu’elles ne comprennent pas ce qu’elles disent, soit ne se respectent pas. »

Manon : “Quand je chante les paroles, elles évacuent mon stress”

ManonManon a 23 ans, elle écoute du rap français et principalement Booba, dont elle aime la musique, les beats, les paroles. « Je suis quelqu’un de très empathique au quotidien. Quand j’écoute de la musique, je me mets à la place du rappeur, je chante et ça me déstresse. J’entre dans le rôle du personnage, ça me décharge de m’exprimer à travers la violence des paroles et, en même temps, ça donne la pêche. »

Manon précise que ce rap a une fonction cathartique mais qu’il ne doit pas pour autant être pris trop au sérieux. « Quand Booba chante “Cœur brisé, le cul cassé, salue bien ton crustacé de la part du D.U.C”, je me dis waow, c’est dingue de pouvoir sortir des trucs pareils. Une telle inspiration dans la vulgarité, c’est à ce point choquant que c’en est drôle. Comprendre Booba, c’est avoir du second degré. »

Béa : “Le rap, c’est la banalisation du sexisme”

beaBéa, 49 ans : « Ma fille de 17 ans est féministe : elle n’envisage le couple que s’il y a partage des tâches ménagères et revendique son plaisir. Comment peut-elle aimer un gars qui scande “C’est par ici, biatch, faut qu’on baise vite” ? Tout simplement parce que les filles ont adopté le langage très cru qui était réservé aux garçons. Se l’attribuer, c’est une forme de féminisme.

Un jour où je lui faisais remarquer la vulgarité de l’expression « de la chatte », elle m’a répondu que, des garçons, on disait bien « de la teub » (comprenez : de la bite). Tout le monde sur le même pied, même si celui-ci est grossier. Le langage a évolué, ok, j’en prends note. Mais lorsque je lis que la violence et le sexisme sont une posture, que les rappeurs sont de braves garçons qui ne feraient pas de mal à une mouche, je me demande quelle serait la réaction si, par exemple, les paroles faisaient pareil avec le racisme. Si l’on traitait les Noirs, les Blancs, les juifs et les métèques de tous les noms. Si l’on disait « je te nique, la Ritale », ou « je te défonce, le Fransquillon ». C’est pas pareil, hein ? Eh bien, c’est la même chose. Les femmes ne méritent pas ça. »

Agata : “Ils parlent de leur mère mais ils oublient que c’est une femme”

AgataAgata a 43 ans, elle est fan de rap old school. Elle écoute Dr Dre, Snoop Dog et The Notorious B.I.G. Le rap français, ce n’est pas trop sa tasse de thé. «Ce que j’aime dans le rap, c’est le flow, les jeux de mots et les instrus, quand c’est bien travaillé, c’est vraiment beau. Je ne comprends pas l’intérêt d’ajouter de l’agressivité dans les mots. C’est gratuit et ça n’apporte pas plus de cohérence. Les rappeurs veulent juste se donner un genre.»

Si elle remarque que le sexisme fait partie du folklore, Agata n’en est pas moins intransigeante. « Quand j’entends “Il faut remettre cette chienne à sa place, même si tu dois lui en coller une” dans une chanson de Snoop Dogg, c’est un non-respect de la femme. Je suis maman de deux filles et ce n’est pas ce que j’aimerais qu’elles écoutent.

Christian Béthune : “La vulgarité, l’obscénité, le sexisme font partie de l’esthétique du rap”

Christian BéthuneChristian Béthune est l’auteur du livre « Le rap. Une esthétique hors la loi ». « Les rappeurs ne sont pas des prosélytes du sexisme. C’est un principe esthétique, comme la violence. Il y a d’ailleurs aux Etats-Unis une tradition de la misogynie et de la vulgarité verbale, le “shit talking”, également utilisé par des femmes comme Iggy Azalea, Nicki Minaj ou Azealia Banks. ».

Pour l’auteur, le rap s’inscrit dans le sexisme quotidien : « Le rap n’est pas plus sexiste que n’importe quoi d’autre, qu’un député de l’Assemblée nationale en France, par exemple ! On identifie trop souvent le rap à un symptôme plutôt qu’à une réelle manifestation de poésie. On monte en épingle une partie des rappeurs, Booba, La Fouine… Mais beaucoup d’autres, comme Oxmo Puccino ou La Rumeur, ne sont pas sexistes. »

Christian Béthune rappelle que le rap n’est pas limité à ses codes et que les fans le savent parfaitement. « Il y a d’autres aspects ludiques dans le rap qui compensent les points négatifs. Les fans comprennent que les comportements extrêmes comme la misogynie sont des mises en scène. D’ailleurs, d’autres traits sont exacerbés, comme l’argent. Booba s’en moque d’ailleurs lorsqu’il caricature le bling-bling : “Tellement de diamants sur ma montre, je ne sais plus quelle heure il est.” »

l’AB2C: “Je m’amuse sans me prendre au sérieux. C’est de la vulgarité poétique”

l'AB2CL’AB est un rappeur bruxellois. Membre du groupe OPAK, il alterne les textes soft et sincères et les chansons crues et délirantes. Pour justifier ce paradoxe, il s’est créé deux identités distinctes : l’AB7 pour un rap à thème, plus réfléchi, et l’AB2C pour ce qu’il appelle de l’électro-porn sur fond d’ego-trip aux punchlines salaces.

Pourquoi cette schizophrénie ?

Avec l’AB2C, je m’amuse sans me prendre au sérieux. C’est de la vulgarité poétique. Ça a commencé avec un morceau, « Les Miss aux Chupa Chups », sur les suceuces. Un vocabulaire très cru et très vulgaire. Je le trouvais marrant mais je ne savais pas comment le public allait réagir.

Plutôt bien : un million de vues sur YouTube ! Il y avait donc une vraie demande.

Ça partait d’un délire mais j’avais des choses à dires sur le sexe féminin. J’ai vite remarqué que c’était une arme à double tranchant. Si le succès est immédiat, pas facile de ne pas véhiculer une sale image. D’où l’intérêt d’avoir deux personnages : l’un plus sérieux qui véhicule mes vraies valeurs, et l’autre plus commercial, à prendre au deuxième degré.

Comment choisissez-vous vos paroles ?

Je passe beaucoup de temps à écrire. Je fais un travail de double et triple rime. C’est plus complexe que ça en a l’air.

Lorsque je rappe, je ne m’adresse pas à quelqu’un en particulier. Je cherche plus la bonne rime percutante qui marque et qui choque. D’ailleurs je ne me censure jamais, en me disant que les gens vont se marrer, même si chaque fois je me demande si je n’ai pas été trop loin.

Il arrive que je sois interdit en radio ou censuré par YouTube. Je suis parfois victime de mon propre jeu. Quand j’écris : « Elle a voulu me donner la main, elle m’a tenu par le zgeg et maintenant c’est qu’elle se maquille avec des traces de sperme », je ne pense à personne mais je trouve que ça marche. C’est différent avec l’AB7, je parle de mes ex-copines, je règle mes comptes et je m’adresse à quelqu’un, mais ce n’est ni cru, ni vulgaire. Malheureusement, commercialement, ça marche moins.