Quand une célèbre diva sur le retour l’invite à boire un verre, Camille s’interroge sur ses intentions. Jusqu’où iront-elles ?

« Alors, elle est comment ? Pas trop refaite, quand même ? Elle ne mange que de la laitue, je suis sûre. Elle a toujours eu ce petit air de rongeur, d’ailleurs, non ? Allez, tu peux me le dire, à moi : elle n’est pas très sympa ? Ça doit être l’enfer de travailler avec une diva, alors une vieille diva… » Ça se passait toujours comme ça avec Anna (appelons-la Anna). Autour d’elle coulait le fiel. Ou la passion, tendance hystérique. On l’adulait, on l’enviait ou on l’exécrait mais, hormis moi, Anna ne laissait personne froid. Question d’habitude, j’imagine : je dirigeais le service VIP de la boutique de luxe où je travaillais depuis plusieurs années quand je l’ai rencontrée. Nous vendons des pièces vintage rares, et beaucoup de people nous déposent leurs cadeaux ou leur « vieille » garde-robe. Avec Anna, mes rapports étaient donc très formels. Bien sûr, il m’arrivait de lui demander comment s’était passé son dernier concert ou si les travaux de son appartement avançaient. Elle me parlait aussi de son chien, George, un Cavalier King Charles comme le mien, qu’elle traînait partout comme un doudou. Mais rien de plus. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse penser à moi pour un dîner. Si j’avais su que cela n’avait rien d’une obligation relations publiques, je n’aurais d’ailleurs pas accepté. Entre le boulot, mes trois enfants, leurs activités, mon cours de pilates et ma psy, je n’ai déjà plus le temps de voir mes amis, ou même mon mari… En réalité, elle m’a cueillie par surprise.

Elle est arrivée un après-midi, brandissant sous mon nez deux sacs récoltés lors d’une tournée : « Ça va trop loin, ces pampilles, non ? Tu crois qu’on pourrait en tirer quelque chose avant Noël ? » « Quelque chose ? Disons, trois mois de salaire. Enfin, du mien ! De quoi te faire plaisir ce week-end avec vingt de tes amis », annonçais-je. « Rhooo… C’est dingue ! Ils sont d’une générosité, ces Rrru-sski ! articula-t-elle avec un accent raté. Pourquoi me font-ils des cadeaux pareils ? » Elle avait l’air sincère. On n’arrivait pas à lui en vouloir. Ni à lui dire non. Elle avait cette façon de sourire où perçait une joie prête à exploser mais retenue, comme habituée à être déçue. Je la regardais réfléchir quand elle a écarquillé les yeux, possédée par une idée de génie : « Mais, dis-moi, tu fais quoi, toi, demain soir ? » Comme tous les samedis, j’organisais une soirée cinéma à la maison avec les enfants : rien de folichon, mais j’y tenais. On y dévore du pop-corn au caramel en regardant des comédies musicales américaines, et c’est un moment vraiment à nous. J’ai donc répondu : « Rien de spécial. Enfin, je serai à la maison avec mes enfants. » Pour Anna, cela signifiait que j’étais libre. Elle a bondi, folle de joie, comme ma fille de 8 ans quand je lui dis oui pour une soirée pyjama. Elle m’a même fait un peu peur sur le coup, et j’ai pensé : « Non ? Mais elle me drague ! Curieux, mais bon, dans le show-biz… » Je traînais encore plus les pieds pour accepter, ressassant ce que j’allais lui dire pour la décourager. À l’entrée de l’hôtel branché à la déco porno chic, je me suis mise à transpirer. « Guet-apens ! Guet-apens ! » me criaient les flammes du feu à l’entrée. Puis j’aperçus Anna, entourée de deux femmes et d’un jeune homme qui les faisait pouffer. Soulagement.

« Avec Anna, j’étais Mick Jagger en personne. pas si désagréable, je dois dire. À l’intérieur du Club, on a commencé à vraiment se marrer. Anna avait le sens de la fête. grâce à elle, je l’ai retrouvé »

 

Sauf que, une fois la blague de Peter finie, une grande gêne prit toute la place. Personne ne se connaissait. Et personne ne connaissait vraiment Anna. Il y avait une de ses danseuses, sa manager et un vendeur du boulevard de Waterloo. Sentant notre malaise, Anna rompit le silence : elle avait un problème et elle allait le régler. La scène, la route… Elle avait commencé à 17 ans. Et n’avait jamais arrêté : trop de succès, trop de difficultés à « durer » dans ce métier. À 48 ans, et, surtout, à la mort de George qui était décédé le mois précédent d’une leptospirose canine, elle s’était sentie « irrémédiablement fatiguée », incapable de se lever pour son yoga iyengar, paralysée à l’idée de

monter sur scène. Elle me prit par le poignet : « Toi, Camille, tu sais ce que c’est de perdre un compagnon comme celui-là. » était-ce une caméra cachée ? « Et encore, poursuivit-elle, toi, tu as une famille. Moi, je n’ai jamais réussi à avoir une relation stable, et j’ai appris à 35 ans que j’étais déjà ménopausée. Je me suis réfugiée dans le travail, comme toujours… Du reste, mon album à cette époque a cartonné. » Sourire, geste de la main pour dire : « Enfin, c’est du passé. » Je ne faisais plus du tout la maligne. J’étais réellement touchée par sa sincérité. Par cette bio mélo qu’elle racontait sans un soupçon de plainte dans la voix. Mais pourquoi nous disait-elle tout cela, à nous, qu’elle connaissait à peine, et qui aurions pu appeler les magazines à scandale dans la minute ? « Je n’ai pas pris le temps de me faire de vrais amis, reprit-elle. J’ai été pas mal trompée, je me suis pas mal trompée aussi ! Bref, ma psy m’a conseillé de sortir, de m’amuser. Et c’est ce qu’on va faire ce soir ! » conclut-elle en levant sa coupe de champagne. « Personne ne va me croire », me suis-je dit, regardant déjà le vestiaire. Pourtant, les bulles aidant, on a fini par se détendre. Anna était survoltée. « Je crois que je lui plais vraiment, non ? » me souffla-t-elle en désignant Peter, le vendeur. Comment lui dire qu’il était homo, que je connaissais son amoureux ? Je n’ai pas osé.

Après un dîner royal, nous avons décollé et rejoint un club où je n’avais jamais pu entrer. Avec Anna, j’étais Mick Jagger en personne. Pas si désagréable, je dois dire. À l’intérieur, on a commencé à vraiment se marrer. Anna avait un vrai sens de la fête que j’ai, grâce à elle, un peu retrouvé, après l’avoir négligé tant d’années. Puis il y eut ce type barbu, à tomber, avec qui Anna s’est mise à danser. Depuis le dancefloor, elle me regardait, souriante, avec ce petit geste du pouce qui dit « c’est cool ». Elle me touchait, c’était si étonnant de voir comme elle était heureuse de se faire draguer. Ça me faisait plaisir pour elle. Mais le club avait des toilettes mixtes. Le hipster s’y trouvait avec un acolyte : « Ouah , tu vas la ramener chez toi ? Anna, quoi ! Prends un selfesse pour quand t’auras débourré ! Et pour l’instagrammer ! Tu vas faire un p… de buzz. – Tu m’étonnes : je fais pas trop dans la cougar, mais, là, je fais monter ma cote ! » C’était moche, prévisible. J’ai eu envie de protéger Anna de ces ados attardés. À la table, elle commandait une bouteille de vodka. Je me suis glissée sur la banquette. « écoute, ça me gêne de te parler de ça : ce n’est peut-être pas mon rôle. Mais ce type, je ne le sens pas trop. Tu devrais te méfier. – Tu croyais que j’allais rentrer avec lui ? Tu sais, à force, je les vois venir, ces mecs-là ! En revanche, ça me touche beaucoup que tu m’en aies parlé. Comme quoi, j’ai un bon instinct pour ce qui est de choisir mes amis. » En réalité, c’est moi qui m’étais trompée, pleine de préjugés. Je trouvais ça pathétique d’organiser un dîner avec de vagues connaissances de boulot pour pouvoir sortir et s’éclater un peu, comme si on pouvait tout acheter. Alors qu’Anna cherchait de vrais amis. Ce que nous avons fini par devenir, malgré le procédé artificiel. Et à un moment où je m’étais renfermée sur ma famille, je me suis, moi aussi, ouverte de nouveau au monde. Au beau monde, qui plus est.

Propos recueillis par Caroline Six.