En passant la soirée en famille, Élise pensait s’ennuyer. Alors, elle a tout secoué !
Dire à mon père que je suis homosexuelle. Et pour quoi faire ? C’était la question que je me posais depuis des années. Après tout, ça semblait évident pour tout le monde. Ma mère et mes trois sœurs savaient sans savoir, et je n’avais pas l’impression, au quotidien, de vivre dans le secret. Je partageais ma vie avec Carine depuis un peu plus d’un an et nous envisagions de nous installer ensemble. Seul mon père était tenu loin de ma réalité. Pourquoi ? Parce qu’il ne l’aurait pas supporté. C’est en tous cas ce que je croyais.
Mon père, c’est un gars d’une autre époque. Il n’est pas si âgé, mais ses parents l’étaient et ils l’ont élevé à la dure. Dans ce qu’il appelle aujourd’hui encore « le respect ». Respect des règles, des horaires, des lois, respect de tout sauf des gens, en somme. Il voulait être militaire mais un problème de santé l’en a empêché. Du coup, c’est à la maison que c’était l’armée. Rien de douloureux, au contraire, nous étions toutes plutôt heureuses, mais il n’y avait pas de place pour les confidences ou la complicité avec nos parents. Ma mère est sans doute la plus à plaindre. Elle n’a jamais travaillé, s’est toujours comportée comme une bonne épouse gâtée. Le prix à payer pour cette vie de confort matériel ? Se taire. Mon père était – et est toujours, je crois – très amoureux d’elle. Couverte d’attentions, de cadeaux, mais considérée comme une domestique. Il n’y a jamais eu de violence ni de cris à la maison. Jusqu’à Noël, il y a deux ans…
Comme chaque année, ma mère, mes sœurs et moi avions passé l’après-midi en cuisine pendant que leurs maris « s’occupaient de choses de maris », selon l’expression consacrée chez nous. Une traditionnelle soirée hyper chiante qu’il fallait laisser passer en se mordant la langue, comme chaque année.
Je suis la cadette, du coup les « hommes de la maison » pensent tous que j’ai encore 15 ans, alors que j’approche de la trentaine. Ca me laisse une relative liberté dans les réponses que je donne aux éternelles questions relatives à ma vie privée. Je n’ai jamais eu de garçon dans ma vie, j’ai toujours su que j’aimais les filles, j’ai eu de belles histoires, d’autres plus difficiles, je suis heureuse et épanouie, il n’y a rien à chercher de ce côté-là. Mon seul problème, c’est la dissimulation. Je suis évidemment convaincue que je n’ai rien à cacher. Si je le fais, c’est pour éviter une crise, pour épargner à ma mère de devoir supporter la vindicte de mon père. Je connais son point de vue sur l’homosexualité, l’homoparentalité, la procréation médicalement assistée… Je l’ai déjà entendu s’emporter à propos de ces sujets et je me suis à chaque fois éclipsée, craignant une confrontation. Mon père est un excellent orateur, il est très difficile de débattre avec lui. Alors, quand il s’agit d’un sujet aussi intime… J’ignorais en ce jour de réveillon que j’allais atteindre le point de non-retour et faire – un mal pour un bien – imploser ma famille.
Quand est venue l’heure du repas, mon père s’est lancé dans un monologue à propos de la naissance du Christ, des valeurs chrétiennes et familiales, du respect de nos traditions… J’ai jeté un coup d’œil à mes sœurs. Deux d’entre elles, Sophie et Julie, semblaient excédées. La troisième, Marie, était aux anges. Elle adore notre père et sa famille est la réplique exacte de la nôtre, avec trois enfants bien coiffés. Sauf que son mari est un connard, un raciste honteux (encore heureux !) et un frustré. Le débat a dérapé et le dîner de Noël s’est transformé en meeting politique, chacun y allant de ses arguments tantôt dégueulasses, tantôt naïfs. Ma mère ne disait rien. Sophie, Julie et moi, nous nous soutenions du regard. J’avais envie de me lever et de balancer les assiettes à travers la pièce. Pas vraiment à cause de ce qui se disait, j’avais l’habitude, mais parce que j’avais atteint mes limites. J’étais arrivée au bout de ma jauge de patience et de tolérance. J’avais envie d’être avec ma compagne, ce soir-là, mais cette famille dysfonctionnelle me ramenait toujours à elle pour exiger de moi de la gratitude, voire de la culpabilité.
J’ai tapé les deux mains sur la table. Ça a fait un bruit dingue. Tout s’est arrêté. J’aurais voulu dire un truc intelligent, profond, qui les scotche, comme dans le film « Festen ». J’aurais aimé leur apprendre la vie en une phrase, mais j’ai seulement dit : « Je suis homosexuelle et je vous interdit de me juger. » C’était un peu nul. Si je voulais balancer une bombe, secouer leurs consciences, il y avait plein de sujets à dénoncer, je n’étais pas obligée d’en passer par un outing sauvage comme celui-là. Mais sur le coup, c’est la seule chose qui m’est venue pour faire cesser l’escalade de propos infects.
Ma mère a fondu en larmes en bredouillant « je le savais, je le savais », Marie est restée interloquée, les autres je ne sais pas… Je n’ai fait le focus que sur mon père, il avait les yeux exorbités de celui qui n’est pas certain d’avoir bien compris. Je l’ai regardé bien en face et j’ai répété : « Je suis homosexuelle, depuis toujours, et tu es tellement con que je n’ai jamais su comment te le dire. » Il a fait mine de lever la main pour me mettre une gifle. C’était la première fois que je le voyais ébaucher un geste violent.
J’ai rassemblé mes affaires, Julie et Sophie m’ont aidée, et elles m’ont accompagnée dehors. On n’a rien dit. Il n’y avait rien à dire. Je n’étais pas soulagée, pas triste, juste dans un léger état de choc. En arrivant à ma voiture, garée devant la maison, on a entendu les pas pressés de ma mère qui approchait. J’ai eu un réflexe de petite fille, je me suis cachée derrière mes sœurs. Mais ma mère m’est tombée dans les bras. Elle m’a serrée contre elle. Il faisait froid, on est entrées toutes les quatre dans la voiture et on a ri et pleuré. C’était énorme. Toutes les émotions y sont passées, toute la tension d’une vie s’est envolée. On s’est dit des choses qu’on n’aurait jamais osé aborder avant. Chacune a livré des secrets. Ça a duré deux heures, à allumer régulièrement le moteur pour ne pas crever de froid.
Ma mère s’est à un moment inquiétée de ce qui se passait à l’intérieur. Julie et Sophie sont rentrées avec pour mission de ramener quelques affaires pour ma mère. Elle voulait venir chez moi quelques jours, partagée entre la crainte de la réaction de mon père et le courage de prendre de la distance. Dans les jours qui ont suivi, elle a décidé que tout allait changer. « Tu ne peux pas être la seule à t’affirmer », m’a-t-elle dit au cours d’une de nos longues conversations.
Quand elle est rentrée à la maison, elle a établi de nouvelles règles que mon père n’a pu qu’accepter. Marie m’a rayée de sa vie, mais nous n’avions de toute façon aucun intérêt l’une pour l’autre. Pour Julie et Sophie aussi, les choses ont changé. Elles ont chacune parlé à notre père pour lui confier ce qu’elles ressentaient et m’ont rapporté avoir été surprises de sa sensibilité. Ce n’est pas un homme mauvais et méchant, c’est juste quelqu’un qui a l’ouverture d’esprit verrouillée. On ne s’est pas revus depuis, lui et moi. Mais, aujourd’hui, on recommence à se parler. Il est prêt à rencontrer Carine et Lilou, notre petite fille de trois mois. Je suis heureuse de renouer avec mon papa. Dire qu’il aura fallu provoquer tout cela pour en arriver là…