« J’ai toujours aimé les couleurs. Sauf quand j’avais 20 ans : j’ai porté du noir pendant deux semaines. » Rencontre avec la styliste Mira Mikati sur son parcours dans la mode, de Paris à Londres, en passant par Beyrouth.

Nous avons rencontré Mira Mikati dans la salle de réunion de son quartier général -londonien qu’elle partage avec son mari, un homme d’affaires libanais. La pièce frappe par son caractère anonyme : des murs blancs, du mobilier de bureau banal. Rien à voir avec le joyeux chaos de couleurs vives auquel la styliste nous a habitués. « Je grappille chaque semaine un peu plus d’espace à mon mari », nous confie Mira Mikati en riant. « Mais nous partageons encore la salle de réunion. » C’est son dernier jour au bureau avant les vacances d’été : demain, elle met le cap sur les États-Unis avec sa famille. Et il lui reste pas mal de travail à abattre. « Dix-huit jobs à boucler pour ce soir », rigole-t-elle.  « Je vais y arriver. » Pour ELLE, Mira Mikati prend néanmoins le temps de retracer son parcours dans l’univers de la mode, de la débutante enthousiaste qu’elle était à la valeur sûre qu’elle est devenue et dont le nom est inscrit à la Fashion Week de Paris. Avec des hauts et des bas.

Mira Mikati

« Je suis née à Beyrouth. J’avais 6 ans lorsque nous avons déménagé à Paris. Mon père travaillait dans le secteur du transport. Ma famille n’avait aucun lien avec le monde de la mode. Mais ma mère avait une amie à Rome qui faisait des pulls. Nous lui rendions visite de temps en temps et son travail me fascinait. Dès que j’ai compris que confectionner des vêtements était un métier à part entière, j’avais trouvé ma vocation. Je ne voulais pas devenir chanteuse ni actrice, je voulais juste être styliste. Cela a toujours été clair dans mon esprit. À Paris, j’allais à l’école américaine, ce qui m’a permis d’obtenir mon diplôme un an plus tôt et de commencer à développer mon rêve plus rapidement. Mon père ne voyait pas mes projets d’un très bon œil. Il aurait préféré que je fréquente une école d’élite, comme une prestigieuse école de commerce. Mais ma mère m’a toujours soutenue. Après mes études secondaires, j’ai fait l’Esmod à Paris. J’avais 17 ans et j’étais apparemment la plus jeune étudiante dans l’histoire de cet établissement. Le samedi, je suivais en plus un cours au département parisien de Parsons, l’école de stylisme américaine. J’étais obnubilée par mon rêve. 

Après mes études, j’ai fait des stages ici et là. Chez Cerutti, le label pour hommes, chez Dior. Mais travailler pour quelqu’un d’autre ne m’intéressait pas vraiment. J’y voyais un danger : quand on bosse pour une marque existante, on s’imprègne automatiquement de sa signature et on perd en quelque sorte une partie de son identité.  J’ai alors commencé à créer, pour mon propre compte, une petite ligne de tricots que je vendais surtout à des amis. Avec le peu d’argent ainsi gagné, j’ai pu financer une collection d’une vingtaine de pièces. Une amie de ma tante au Liban avait une usine de tricot où je faisais fabriquer mes pulls. Je ne devais les payer qu’une fois vendus. Une aubaine ! Et ils se sont bien vendus. J’avais deux points de vente à Paris, dont Light, une boutique des Champs-Élysées qui vendait toutes les grandes marques. J’ai l’impression que c’était il y a cent ans. Je faisais tout moi-même. J’étais à la fois comptable, directrice commerciale, styliste et réceptionniste. Il m’arrivait de prendre différentes voix au téléphone pour que mes interlocuteurs ne se doutent pas de la petite taille de mon entreprise. »

Mira Mikati

DES HAUTS ET DES BAS

« Pendant la Fashion Week, j’ai présenté ma collection au salon Tranoï, où j’ai rencontré Natalie Massenet. Natalie était sur le point de lancer son site en ligne Net-a-Porter. Elle m’a présenté son projet et m’a dit qu’elle cherchait encore des collections. Cette fois, je ne serais payée qu’après avoir vendu mes pièces… Mais l’enthousiasme de Nathalie m’a convaincue de prendre ce risque. On se croise encore de temps en temps et elle me dit toujours que je lui ai porté chance parce que j’ai cru en elle.

Net-a-Porter a remporté un franc -succès et mes vêtements se vendaient bien. Entre-temps, je me suis mariée. En raison de l’activité professionnelle de mon mari, nous sommes repartis au Liban. Et j’ai vite compris en tant que perfectionniste qu’il était intenable de faire des allers-retours incessants à Paris pour suivre la production. Comme je ne voulais pas faire les choses à moitié, j’ai mis un terme à ma marque. Je me disais que c’était un mal pour un bien et que j’aurais peut-être une autre opportunité plus tard. Ce fut une période difficile. 

Peu de temps après, j’ai ouvert une boutique à Beyrouth avec une amie. Nous vendions des marques qu’on ne trouvait pas au Liban à l’époque. Plum était un magasin à l’européenne. Il y a beaucoup d’argent à Beyrouth. Les Libanaises font énormément de sport et préfèrent dépenser leur argent en vêtements qu’en nourriture. En 2007, la situation au Moyen-Orient était encore meilleure qu’aujourd’hui et nous attirions beaucoup de touristes du Koweït et de l’Arabie Saoudite. Plum tournait bien. Nous avons démarré avec 170 m2 et il n’a pas fallu longtemps pour que la superficie se multiplie par cinq. Nous avions des rayons séparés pour Lanvin, Balmain, Golden Goose et Isabel Marant. On investissait un temps fou dans les achats et les vitrines. C’était une chouette période. Je me disais que j’avais peut-être trouvé ma voie…

J’ai grandi au Liban pendant la guerre civile. Je continue d’avoir peur quand j’entends un coup de tonnerre ou un feu d’artifice au loin. À la fin des années 70, nous avons fui précipitamment à Paris et je n’ai plus mis les pieds au Liban pendant des années. Lorsque j’y suis retournée avec ma famille, je me sentais parisienne. Je n’étais jamais à l’aise. Je conduisais mes trois enfants à l’école et j’allais travailler dans un café à proximité. Je voulais rester dans les environs car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Mon mari était constamment en voyage, il vit pour ainsi dire dans les avions. Quand il est parti pour trois mois en Afrique du Sud, nous avons convenu que je m’installerais à Londres avec les enfants. Depuis lors, c’est là que nous vivons. »

LES RAYURES

« Un beau jour, j’ai eu l’opportunité de travailler pour Façonnable. Cette entreprise française avait été reprise par un groupe industriel qui ne connaissait rien à la mode. J’ai toujours eu un faible pour les rayures et Façonnable était spécialisé dans les chemises rayées. J’ai créé une petite collection capsule : rayures, couleurs oxygénées et ambiance Côte d’Azur. J’ai aussi mis en place une première collaboration avec la marque Italia Independent pour six paires de lunettes. Et cela a porté ses fruits : la presse a -reparlé de Façonnable, Barneys aux États-Unis et Le Bon Marché à Paris ont acheté nos créations. Pour notre lookbook, nous avons collaboré avec le photographe de street style Tommy Ton, qui débutait à l’époque.

C’est lors d’une réunion au siège de Façonnable à Nice qu’ils m’ont demandé de trouver une solution pour leur ligne pour dames. Ils avaient du travail par-dessus la tête avec la ligne pour hommes et ne savaient pas trop quoi faire pour la ligne pour femmes. Je leur ai proposé de créer moi-même une collection, en argumentant qu’ils pourraient la présenter s’ils l’aimaient et que sinon ce n’était pas grave. J’ai mis de côté le reste de mon boulot et je me suis mise au travail avec quelques rouleaux de tissu dénichés dans leur cave et normalement destinés aux vêtements pour hommes. Ils ont adoré le résultat et m’ont confié leur collection pour dames. J’ai immédiatement accepté leur proposition, sans hésiter une seule seconde. Je travaillais à Nice deux jours par semaine.  Mais ce job m’a rapidement frustrée, compte tenu des nombreuses restrictions. J’ai alors demandé à pouvoir créer une capsule moins classique, plus tendance. Ma seule condition était que ma ligne, ç x Façonnable, ne devait pas être vendue avec la collection principale. Trois saisons plus tard, un nouveau directeur artistique est entré en fonction et a voulu faire les choses à sa manière. J’ai néanmoins pu continuer à utiliser la structure de l’entreprise. J’ai donc retravaillé sous mon propre nom. Après deux saisons, j’ai engagé un assistant designer, un vendeur et un chef de production. Un an plus tard, nous étions passés de quatre à onze personnes et de dix à cent vingt points de vente. »

Mira Mikati

LA WOMAN

« Je travaille très dur et je suis une optimiste, ça aide ! Parfois, je me lève la nuit ou très tôt le matin pour travailler. Mais si je suis en vacances, je le suis vraiment. J’essaie de ne pas stresser. Je sais que la vie a bien plus à offrir que le boulot. J’ai appris à laisser mon ordinateur portable au bureau le week-end. Mais la semaine, je n’ai aucune limite. J’ai un côté extrême et un côté plus relax.  L’essentiel est de trouver un équilibre.

Je suis passionnée par les voyages et par l’art.  En avril, j’étais à Los Angeles. Ensuite, je suis allée faire du surf en Indonésie. Il y a plus de photos d’œuvres d’art que de vêtements sur mes moodboards. Tout commence par une histoire. Créer, c’est raconter une histoire selon moi. Rien n’est définitif. Ma dernière collection devait tourner autour de l’Afrique. Finalement, j’ai opté pour Venice Beach des années 70. Los Angeles est une ville qui m’inspire énormément et je pourrais très bien lui consacrer quinze collections.

J’aime travailler avec des artistes. Et peu importe si de tels projets prennent du temps. Il m’a par exemple fallu un an pour convaincre Jack Pierson. (Résultat : un bomber sur lequel il est marqué Teenage Runaway en lettres de néon que Pierson utilise souvent dans son travail, NDLR.) L’idée de travailler avec l’artiste pop art Kaws m’obsédait. Je rêvais de le rencontrer et nous avons été présentés lors d’une réception chez Colette à Paris. Il a alors commencé à me suivre sur Instagram et nous sommes progressivement devenus amis. Mais je n’osais pas lui demander de collaborer à une collection. Finalement, c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait pour moi. Il a tout de suite été intéressé et m’a même demandé pourquoi je ne le lui avais pas proposé plus tôt. Il m’a envoyé une série de dessins et nous en avons sélectionné trois pour mes bombers. Kaws est très pointilleux : je pense que les vestes ont dû faire dix allers-retours jusqu’à New York. J’ai fait promettre à chaque boutique de ne jamais solder ces blousons. Ce projet me tenait tellement à cœur que je voulais le protéger à tout prix.

Jusqu’à présent, je n’ai fait que des présentations à la Fashion Week de Paris. La dernière était une sorte de camp scout version disco. Rien de tel qu’un défilé en fanfare pour booster une marque et faire rêver. Il faut aussi se remettre en question en permanence. Mes pièces sont actuellement distribuées dans 120 points de vente avec lesquels je souhaite évoluer. Inutile d’en avoir plus, je ne veux pas que mes vêtements se retrouvent partout. Forte de mon expérience dans ma boutique à Beyrouth, je sais que les clients n’apprécient pas qu’une marque se développe trop vite. Je cherche encore la bonne formule. Entre-temps, nous travaillons sur un nouveau site web où je souhaite vendre les pièces dans lesquelles je crois. Des pièces qui reçoivent peut-être un accueil moins favorable en magasin, des pièces plus exclusives. Avec ce site, nous voulons aussi acquérir de l’expérience pour développer une boutique physique. J’estime qu’il est important que mon produit puisse être vu en vrai. Cet automne, nous avons un pop-up store à Londres pendant trois mois, histoire de vérifier si nous sommes prêts. La perfectionniste que je suis a besoin de cette période d’essai. Pour mon propre magasin, je n’ai pas le droit à l’erreur.

J’ai toujours aimé les couleurs ou presque. À l’âge de 20 ans, j’ai porté du noir pendant deux semaines à tout casser. Mon mari, qui était mon petit ami à l’époque, m’a alors demandé pourquoi je mettais les mêmes vêtements depuis quinze jours. Le noir n’est définitivement pas ma couleur. »

www.miramikati.com

Jesse Brouns