C’est le thème de notre numéro spécial fête : la décadence, et ses joies simples. Pour y voir clair dans le flou de nos valeurs modernes, explorons ensemble tous ces trucs politiquement incorrects qui font tellement de bien.

On accepte l’évidence que dans la vie, tout ce qui fait du bien est soit illégal, soit fait grossir.

On a enfin développé les anticorps philosophiques de nos naïves maladies de jeunesse, comme de croire que l’honnêteté est toujours récompensée (c’est faux bien sûr. Il ne faut jamais avouer. Jamais) ou que bien mal acquis ne profite jamais (si c’était vrai, il n’y aurait plus de classe politique depuis longtemps). On sait maintenant que les vertueux sont ceux qui s’ennuient en pleine conscience, ce qui représente une double peine, et qu’à notre âge de maturité, la seule vérité universelle est que ce qui est pris, est pris. Même si c’est cinq kilos.

La décadence, c’est : Bafouer ses principes de droiture. Super engagée dans une sublime vie de couple qui fait bicher tous nos amis, aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs (elle est toujours plus fraîche, et c’est ça qui compte). Voire froucheler avec un homme – ou une femme – pas tout à fait libre, et n’en développer aucun cas de conscience. On bannit le mot « trop » de notre langage : on ne boit pas « trop », on se change les idées. On ne mange pas « trop » de sucre et de gras, on profite de la vie. On se fait tatouer en collier « Un moment de gène est vite passé ».

On affirme que l’argent ne fait pas le bonheur. Mais tout ce qu’on peut faire avec, si.

On se débarrasse des hypocrisie sociales. La valeur des choses simples, les moments authentiques, toutes ces absurdités. Vous connaissez cette stupide expression, « je préfère rire dans la métro que pleurer dans une Rolls ». Voilà bien une illustration du défaitisme de l’époque. L’objectif, c’est de rire dans une Rolls. D’y manger des frites, d’y folâtrer avec un joli garçon. Pourquoi se contenter du peu qu’on gagne en exerçant un vrai métier quand on mesure les merveilleux résultats qu’on peut obtenir en monnayant chaque détail de sa vie privée sur un blog ? Il est grand temps de faire le buzz sur les réseaux (a)sociaux, de mettre en scène le moindre de nos éternuements, de traire la vache du marketing jusqu’au sang. On est peut-être pas ce qu’on possède, et encore, ça se discute, mais on est ce qu’on consomme.

La décadence, c’est : Comprendre qu’on est riche de ce que nos amis nous rapportent, notamment ceux qui nous likent, et même les treize mille qu’on a payés pour ça. Les valeurs sociologiques virtuelles se mesurant en centaines d’euros la photo et en cadeaux sonnants et trébuchants, perdons vite toute dignité, arrêtons de travailler pour le bien commun et devenons toutes « influenceuse ». Et quand on aura tout claqué, si on a froid, on brûlera nos livres de développement personnel en un grand feu de joie libératoire. Mais toujours en pleine conscience, c’est important.

On rejette la nature, qui est froide, humide, et polluée (un peu à cause de nous, il faut avouer)

L’autre grande aberration de ce siècle, c’est d’essayer de se convaincre que c’était mieux avant. Que la nature est la réponse à tous nos problèmes, et qu’il n’y a de salut qu’en faisant pipi derrière un talus. On veut accoucher sans anesthésie – ce qui, outre l’inutilité de l’exercice est limite irrespectueux pour toutes ces celles qui n’ont pas eu le choix, et ont cru crever. Agonisant au fond de notre lit, on se soigne aux plantes alors qu’une bonne boîte d’antobios règlerait tout ça en deux jours, et le pire, en été, on va camper. Batailles de fourmis, eau tiède dans le thé, sanitaires bordés d’orties, nuit glacées avec couverture trempée de condensation. Et tout ça, à cent mètres d’un spa avec cabines d’UV et jacuzzi dans les chambres. La nature c’est non seulement post-décadent, mais en plus, c’est déprimant.

La décadence, c’est : Dire sans sourire (à cause du Botox) ce qu’on en pense, des cadeaux de la nature. Ne pas vouloir ressembler à un sharpeï au motif que « les rides sont les témoignages de nos joies et de nos rires » (non, c’est la clope, l’hérédité et la gravité atmosphérique), revendiquer que les cheveux blancs avant quatre-vingt ans, ça devrait s’accompagner d’une distribution de Motilium. Rectifier tout les points où la nature nous a lésées, s’en réjouir, recommencer. S’accepter telle que notre mère nous a faite n’a de noblesse que lorsqu’on a 17 ans. Ensuite, c’est de la lâcheté.

On commence à dire ce qu’on pense. Qui est plus près de l’inconvenance que de la décadence, mais chouette aussi.

Cela fait 25, 32, 47 ou 69 ans qu’on nous enjoint à être polie et à filtrer nos paroles. Qu’est-ce que nous ont rapporté nos non-dits ? Un ulcère, deux divorces et une ex-belle-mère qui ne peut de toute façon pas nous blairer malgré ce que nous n’avons jamais formulé. Même quand on se revendique punk post-moderne, on essaye toujours de bien se tenir à table, de dire bonjour à la garce qu’on croise à la machine à café, et on dit à son mari qu’on a joui. Tout ça pour quoi ? Préserver la paix des ménages et du bureau ? Personne n’est dupe. Endossons le mauvais rôle une bonne fois pour toutes. On aura moins d’amis, mais les bons.

La décadence, c’est : Exprimer ses vérités, sans se préoccuper de mettre des filtres. D’abord, parce que personne ne s’encombre de scrupules vous concernant. Ne même pas attendre d’être saoule pour se lâcher. On ne vous le pardonnera pas mais vous n’aurez plus jamais à vous forcez. Car le corollaire de la décadence, c’est qu’on y gagne beaucoup de décence.

Et l’année prochaine ? On essayera la déchéance, tiens.

Illustrations : Valentine de Cort