Signé Olivier Polge, le parfum Gabrielle de Chanel dessine les contours impressionnistes de la créatrice. Reportage, les pieds dans les champs de tubéreuses, l’ingrédient inattendu de cette nouvelle composition.
Texte Isabelle Blandiaux
Grasse, 1920. Gabrielle Chanel rencontre le parfumeur Ernest Beaux, à qui elle commande un premier « parfum artificiel », donc construit, abstrait, qui ne reproduise pas simplement la nature mais soit une création à part entière.
À l’image de ses vêtements avant-gardistes qui libèrent le corps des femmes, les invitent à retirer leur corset, à faire du sport dans du jersey confortable,
à bronzer, à se couper les cheveux. Des vêtements aux lignes pures qui s’inspirent du vestiaire masculin, dévoilent les chevilles, inventent une élégance sobre en noir et blanc, en rupture totale avec les conventions.
En écho à la devise de cette conquérante – « J’ai choisi ce que je voulais être et je le suis » -, le nez lui propose une série de fioles parmi lesquelles elle choisit la 5e, audacieuse association d’aldéhydes et de fleurs grassoises. Un mythe est né ce jour-là de 1921, avec le N°5, nimbé de mystère et se démarquant avec éclat des timides soliflores (muguet, rose, etc.) de l’époque.
Grasse, septembre 2017. « Je trouve que l’insoumission, c’est continuer la voie singulière qu’on s’est tracée, en toute indépendance d’esprit », explique Olivier Polge, parfumeur-créateur de la maison aux deux C, qu’on accompagne dans les champs de tubéreuses de la famille Mul,partenaire exclusif de la maison de la rue Cambon.
« Gabrielle Chanel a eu une volonté et une influence extraordinaires. Notre façon de concevoir une fragrance est très dépendante de ce qu’elle a apporté. » Lorsqu’il s’est agi pour lui d’écrire le chapitre suivant de cette luxueuse saga parfumée, un portrait de la créatrice mythique, il a d’abord pensé « composition indéfinissable », « fleur imaginaire ». « J’ai toujours associé aux fleurs blanches une personnalité forte et extravertie. Les jasminées reviennent tout le temps dans les jus Chanel, elles doivent dire quelque chose du goût mais aussi de la personnalité de Gabrielle. J’aime énormément le jasmin, c’est un des absolus les plus complexes, riches et intéressants à travailler. L’accord jasmin-ylang, son cousin, très fort, figure d’ailleurs parmi les ingrédients les plus importants du N° 5. »
Un parfum dans l’air du temps
Floral et solaire, doté de couleurs franches en tête, de notes qui respirent, Gabrielle est le parfum le plus personnel de Coco, même s’il a été baptisé ainsi après coup. Il s’inscrit subtilement dans l’air du temps, sans se soumettre aux diktats et échappe à la fâcheuse lame de fond gourmande. « Je crois que cela aurait dû lui plaire mais elle n’aurait pas pu le sentir », note Olivier Polge. « On ne fait plus les fragrances de la même manière. Je parle de Gabrielle dans ce jus, mais sans nostalgie, au présent. »
Bien au-delà, cette composition est une ode à toutes les femmes audacieuses, libres, courageuses. Le sillage s’articule autour d’un ylang-ylang (des Comores), distillé en plusieurs étapes pour révéler ses aspects les plus frais, fruités et verts,
et d’un jasmin grandiflorum exotique d’Égypte, plus chaud et « confituré » que la variété grassoise (réservée, elle, au N°5). Quant aux notes d’ouverture pétillantes, on les doit à la fleur d’oranger ou néroli, via une distillation à la vapeur d’eau.
« Ces fleurs étaient évidentes dans mon esprit mais j’ai travaillé différents rapports de proportions. La technologie permet aussi beaucoup de choses intéressantes pour faire du neuf tout en restant dans notre univers olfactif. »
Féminité audacieuse
Pour incarner l’esprit frondeur et libre de Gabrielle Chanel, c’est l’actrice américaine Kristen Stewart, cheveux courts, rayonnement solaire et mine déterminée, qui a été choisie pour le visuel publicitaire et le film qui la montre prisonnière d’un cocon, le tout sur le titre « Runnin » de Beyoncé. Ambassadrice de la maison Chanel depuis 2013, Kristen Stewart est aussi l’un des visages de la
campagne du sac Gabrielle de Chanel.
MYSTÉRIEUSE TUBÉREUSE
Ingrédient plus inattendu de ce parfum à la robe dorée élégante, la tubéreuse. Jusqu’à présent, on ne la trouvait que de façon très parcimonieuse dans deux fragrances Chanel : le N°22 et Gardénia, l’un des parfums de la collection Les Exclusifs. Si elle apporte une touche de singularité à Gabrielle, c’est grâce à un heureux hasard, suivi par… sept années de travail acharné.
« Le dernier petit producteur de tubéreuses dans la région voulait partir à la retraite. Il nous a contactés. Chanel n’a jamais donné une place importante
à la tubéreuse dans ses jus, mais c’est une fleur blanche. Nous essayons toujours de faire évoluer les qualités de nos essences et matières premières pour pouvoir élaborer des parfums qui ne ressemblent à aucun autre. C’est ce que nous avons fait : nous avons créé une esthétique différente. Notre essence n’est pas envahissante et donne de l’ampleur au jasmin. Après plusieurs années de recherches, nous sommes parvenus à faire disparaître la note verte traditionnellement très présente quand on utilise cette fleur. Ici, on sent directement le côté floral, beaucoup plus doux et crémeux. »
Gracile et haut perchée, la tubéreuse n’est en rien démonstrative visuellement mais s’impose comme la plus odorante de tout le règne végétal. L’hectare et demi que cultive l’entreprise Mul pour Chanel est entièrement dédié à Gabrielle.
En ce matin de septembre, sous un ciel radieux, les cueilleuses passent dans les rangées, leur sac en toile suspendu à la taille et, d’un mouvement sec vers le bas, prélèvent les fleurs bien épanouies qui sont acheminées deux fois par matinée à l’usine d’extraction. Là, un processus précis et secret, comparable à la vinification d’un grand cru, les attend.
La récolte dure quatre mois, d’août à novembre. Par saison, entre 2 000 et 3 000 kg de fleurs sont ramassés, soit deux à trois millions de fleurs…
Ce travail de patience n’est que « le dessus de l’iceberg », estime Fabrice Bianchi, gendre de Joseph Mul et responsable de l’exploitation. « La partie la plus importante de la culture se fait avant et après. Il y a d’abord la plantation des bulbes en avril. Puis le désherbage manuel à 20 personnes pendant les trois mois qui précèdent la cueillette. Ensuite, il faut arracher les 250 000 bulbes du sol, sans quoi ils gèleraient pendant l’hiver, une période mise à profit pour les dédoubler à la main et préparer ainsi les prochaines récoltes.
Un savoir-faire ancestral, 100 % manuel et naturel, qui permet de comprendre encore mieux le sens du mot « luxe ».
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