Poète des temps modernes, il cultive l’art au sens large et multiplie les réalisations musicales et cinématographiques aussi engagées qu’hypnotiques. C’est ainsi que Baloji brille, aux côtés de sa fille, à l’affiche du film belge « Binti ». Interview sans filtre.
C’est qui Baloji?
On l’aime Baloji. Il y a trois ans déjà, on l’avait interviewer lorsqu’il sortait son EP. Né le 12 septembre 1978 à Lubumbashi au Congo, Baloji débarque en Belgique à l’âge de 3 ans. Jeune ado, il quitte la maison familiale et forme le groupe de rap Starflam. En 2004, il tourne le dos à la musique pour y revenir quelques années plus tard en solo avec son album « Hotel Impala » (2008) suivi d’une réinterprétation congolaise, « Kinshasa Succursale », en 2011. Un disque salué par la presse, qui le propulsera sur le devant de la scène internationale. Après plus de 250 shows autour du globe, dont un pour l’exposition Beauté Congo à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Baloji, poète, compositeur, acteur et styliste, nous éblouit en mars dernier avec la sortie de son dernier bébé : « 137 Avenue Kamiana » qui mélange musique africaine, traditionnelle et afro-américaine, et son court-métrage, « Kaniama Show ». À 39 ans, alors qu’il vient de réaliser deux clips magistraux au Congo, « Peau de Chagrin/Bleu de nuit » (voir le clip à la fin de cet article) et « Spotlight », il se lance dans la réalisation d’un long-métrage avec Versus et décroche son premier rôle significatif au cinéma dans « Binti », de Frederike Migom, dans lequel il joue le rôle du père de Bebel Tshiani, qui se trouve être sa fille à l’écran comme à la ville. (« Binti », en salle à partir du 3 avril)
Compte rendu de l’interview culture-coups de gueule de Baloji…
Jouer le papa de sa propre fille dans un film, c’est comment ?
On joue tous les jours avec ma fille. Faire semblant, c’est quelque chose de naturel pour nous. Je lui fais des blagues et je vois que ça l’amuse. Elle a vraiment le sens de la comédie. Quand on est sur le plateau, je ne l’appelle plus Bebel mais « Binti ». Jouer un rôle, c’est accepter sa part d’enfance et faire semblant. Et pour ça, les enfants sont experts en la matière. Ils ne se posent pas de questions et sont donc naturellement justes. Après, c’était chouette de vivre cette expérience ensemble, mais je ne la pousse pas forcément à continuer. Être comédien si jeune, ça déconnecte de la réalité. Je trouve qu’il faut garder son innocence le plus longtemps possible.
« Binti » raconte l’histoire d’une fillette de 11 ans, d’origine congolaise, qui a vécu toute sa vie en Belgique et rêve de devenir une youtubeuse célèbre. Menacée d’expulsion, elle élabore un plan pour que son père épouse la mère de son ami Elias afin de rester en Belgique. On a l’impression que le script a été écrit pour vous, non ?
C’est un sujet que je connais bien, car j’ai, moi-même, été sans-papiers pendant deux ans. J’en ai beaucoup parlé avec ma fille, donc elle connaissait déjà bien la problématique avant de tourner le film. En revanche, j’ai bien failli ne pas être pris lors du casting car j’avais l’air trop jeune par rapport à ma partenaire féminine et pas assez virile… La production voulait me vieillir en ajoutant des poils blancs dans ma barbe (rire). C’est fou comme l’idée qu’un homme jeune sorte avec une femme plus âgée est encore mal acceptée. Au cinéma, c’est toujours la même idée du couple : un homme mûr et une femme jeune et jolie. C’est absurde. J’ai donc dû convaincre la production qu’une relation entre un homme de 35 ans et une femme de 43 ans était possible et que non, ce n’était pas bizarre.
C’est la première fois que vous jouez dans un film que vous ne dirigez pas. Grisant ?
C’est reposant (rire). Sur mes clips ou sur mes courts-métrages, je travaille de façon obsessionnelle et passionnée. Ici, je me suis laissé porter. J’ai aussi beaucoup observé et appris énormément. J’aimerais vraiment faire un long-métrage, mais c’est compliqué. Pour obtenir des aides, il faut que le projet soit retenu par la commission de sélection des films de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En tant que musicien, je ne suis pas pris au sérieux pour réaliser autre chose qu’un film sur la musique ou une autobiographie. Et sans jouer les victimes, le fait d’être d’origine africaine est une difficulté supplémentaire.
Les choses n’ont-elles pas évolué de ce point de vue-là ?
Non, vraiment pas. Dans certains milieux, on a vraiment encore du mal à prendre au sérieux les artistes issus de l’immigration. Chaque fois que je fais un film, on me dit : « Tu as eu de la chance d’être bien entouré. » Traduction : il y a des gens qui ont fait un bon boulot pour toi. C’est raciste, humiliant et condescendant. Si un réalisateur belge fait un film, personne ne lui fait ce genre de réflexion. Dans notre cinéma, à part quelques acteurs comme Marc Zinga, on a encore peu de comédiens d’origine africaine, subsaharienne ou du Maghreb. Et quand ils ont des rôles, ça reste encore extrêmement stéréotypé. Alors imaginez pour une femme noire ce que ça doit être ! C’est la double peine.
Un artiste francophone dans un film flamand, ce n’est pas non plus fréquent !
Je suis francophone, mais j’habite à Gand depuis quelques années. C’est très intéressant de tourner en Flandre. Ils sont très fiers de leur scène artistique et la mettent en valeur. Les films locaux sont vus et restent des mois à l’affiche contrairement aux films francophones à Bruxelles ou en Wallonie. En voulant se démarquer des Pays-Bas, les Flamands ont développé leur propre star-système, ce qui crée de l’engouement. Je trouve ça plutôt bien.
Mystérieux, planant, poétique, le clip « Spotlight », que vous avez réalisé dernièrement au Congo, parle de notre rapport aux nouvelles technologies. Un sujet qui vous obsède ?
Tous les dimanches, je reçois un rapport du temps que je passe sur mon smartphone. Je suis à 7 h 30 d’utilisation par jour. Je suis véritablement drogué ! Et encore, je ne poste pas de photos de ma vie privée comme le font la plupart des influenceurs. Ma fille de 10 ans est quant à elle accro à YouTube. Comme son personnage dans le film, elle suit des blogueurs qui racontent leur vie en vidéo et elle veut faire pareil. Du coup, j’essaye de faire front et de la préserver un maximum. Donc oui, c’est un sujet qui me hante un peu (rire).
Le Congo, c’est le pays de vos racines, mais aussi une source intarissable d’inspiration qui transpire dans toutes vos créations…
Je suis retourné au Congo en 2008 pour offrir mon premier disque à ma mère que je n’avais pas vue depuis mes 3 ans. L’entreprise fut un échec, mais le voyage a été l’occasion pour moi de redécouvrir ce pays complexe, multiforme, pluriel. On le résume souvent à Kinshasa, or cette ville est une exception dans le pays. La perception du Congo en Belgique est biaisée. Liée au passé colonial, à un truc qui s’est mal fini, à une imagerie de pauvreté. C’est important pour moi de montrer autre chose et de mettre en avant la beauté et la complexité de ce pays.
C’est quoi le secret pour être un artiste heureux aujourd’hui ?
Obtenir les moyens pour être libre. Et c’est un combat de tous les jours. Comme disait Jacques Brel : « Le talent, c’est d’abord l’envie. » Personne n’est là pour nous offrir les choses, il faut aller les chercher ! Un projet comme mon clip « Spotlight » (14 minutes de pure magie, NDLR) a couté pas mal d’argent. C’est un véritable court-métrage ! On l’a tourné à Kinshasa en quatre jours parce qu’on n’avait pas les moyens pour faire plus. Il n’y a pas d’hôtels à moins de 100 dollars là-bas. Tout est cher ! Pour financer le projet, j’ai donné un concert organisé par et pour la reine Mathilde, et j’ai fait des collab’ avec des marques comme Bacardi… Des choses à la base contre mes principes, mais sans quoi je ne pourrais pas financer mes projets personnels. Par contre, je sélectionne minutieusement mes partenariats. Le but étant de trouver un juste équilibre entre les sponsorings et mes projets artistiques qui me rendent heureux. J’ai été approché récemment par une marque de voiture haut de gamme qui voulait que je fasse des petites vidéos avec ma fille sur le chemin de l’école en échange de quoi ils m’offraient une voiture pendant quatre ans et une jolie prime. Ces stories Instagram, c’est quelque chose qui nous amuse et qu’on fait spontanément ma fille et moi. On me proposait d’acheter ces moments de kif… C’était tentant financièrement, mais j’ai refusé. À côté de ça, j’ai des super-partenaires comme Café Costume avec qui je travaille depuis des années et avec qui je fais tous mes costumes pour la scène comme pour mes clips. En fait, il faut que les projets m’amusent, sinon je ne les fais pas.
Baloji, vous avez aussi refusé de remplacer Damso pour l’hymne des Diables rouges lors de la dernière Coupe du monde…
D’abord, je trouvais que remplacer un négro par un autre était extrêmement déplacé. Ensuite, la proposition ne correspondait pas du tout à mon ADN. Pourtant, j’aurais pu saisir cette occasion pour créer le buzz autour du disque que je venais de sortir et me faire connaître du grand public. Mais ce n’est pas ce genre de succès que je recherche.
Le retour du rap, vous en pensez quoi ?
Je pense que, comme tout, c’est cyclique. Maintenant, c’est ça le genre à la mode. Dans quelques années, ce sera autre chose, le rock par exemple. Il suffit qu’un petit groupe de gens talentueux, bien organisés et doués en marketing lancent une tendance, et bam ! C’est parti, tout le monde suit. C’est comme dans la mode. Les tendances sont téléguidées par une poignée de gens qui décident du look de la planète entière ou presque. Karl Lagerfeld était le roi de cet élitisme de masse.