Il est l’un des grands noms de la parfumerie. Thierry Wasser est maître parfumeur. Il est le directeur de la création des parfums de la Maison Guerlain depuis plus de 10 ans. On l’a rencontré. On a bien évidemment parlé parfum mais aussi création, talent, ingrédients et pouvoirs.
On a rendez-vous dans un hôtel chic de Bruxelles. J’arrive et le vois de loin. Il termine une interview assis bien droit dans son fauteuil. A première vue, Thierry Wasser en impose. Déjà parce qu’il est connu et respecté dans son métier – il est le créateur de nombreux parfums iconiques tels que Dior Addict, Hypnôse de Lancôme et depuis sa nomination chez Guerlain de Guerlain Homme, Tonka Impériale, Shalimar Parfum Initial, La petite robe noire, etc. – mais aussi parce qu’il fait très sérieux dans son élégant costume sombre.
C’est mon tour. On se sert la main avec énergie. Je commande un verre d’eau et l’interview commence. On sent tout de suite, et sans surprise, qu’il est rôdé à l’exercice des journées d’interviews. S’il est à Bruxelles ce jour-là, c’est entre autre pour faire la promotion des 3 nouvelles fragrances de la collection Aqua Allegoria : Coconut Fizz, Ginger Piccante, Flora Cherrysia.
L’atmosphère se détend quand, après avoir posé ma deuxième question, il me sourit, me regarde en coin avec ses yeux perçants et me s’exclame :” Ah, j’aime bien. Bonne question. Bravo. Parce que bon, parfois, on m’en pose des questions cons. Ça va être sympa.” Thierry Wasser est un talent qui n’a rien perdu de son naturel et de son franc-parler malgré des années passées à travailler au service d’une maison de luxe, dans un univers du luxe souvent guindé pour ne pas dire coincé. Thierry Wasser est rafraîchissant et passionnant.
La collection Aqua Allégorie a été il y a 20 ans par Jean-Paul Guerlain. Succéder à un tel héritage est-il un handicap ou une force ?
C’est clairement une force. La reprise a été super facile car le concept originel de 1999 était inspirant. Son idée était de créer des parfums ouverts sur l’extérieur, en particulier sur des jardins, parfois réels, parfois rêvés, parfois proches, parfois moins. Herba Fresca est inspirée par un maquis sarde et pour les dernières créations, je suis même aller encore un peu plus loin notamment pour Coconut Fizz.
Chaque fragrance Aqua Allegoria est très différente et possède sa propre histoire. Il faut faire la différence entre les parfums de séduction et les parfums de plaisir, ceux pour voyager. Les Aqua Allegoria appartiennent à cette seconde catégorie. Et comme dit ma mère à mon sujet : je suis fou mais pas con donc j’ai vite compris l’idée et il a été facile de la faire perdurer.
Les jus de cette collection sont construits autour d’un ingrédient principal. Cela rend-t-il leur création plus simple ?
Alors là, pas du tout ! Ce n’est pas parce qu’on traite d’une matière première que c’est forcément simple à réaliser. Attention, il ne faut pas confondre simple et simpliste. Cette matière première principale, elle doit être sublimée, retravaillée, rêvée, fantasmée. Travailler avec peu d’ingrédients demande d’utiliser des ingrédients de grande qualité car on ne va pas pouvoir les masquer sous une multitude d’odeurs. En réalité, moins il y a d’ingrédients dans l’équation plus l’équilibre est important et difficile à trouver. Je dirais que le niveau de complexité est équivalent à celui de la création d’une eau de toilette. Les Aqua Allegoria sont une porte d’entrée dans l’univers Guerlain par la fraicheur la légèreté mais malgré cette légèreté, elles doivent garantir une bonne tenue. C’est là tout le travail de la formulation.
Quelle est la partie la plus complexe pour vous : le processus créatif, celui d’imaginer le jus que vous souhaitez créer ou sa réalisation ?
Sans aucune hésitation, le plus complexe dans mon métier c’est de concrétiser l’instant que l’on a voulu évoquer en un parfum abouti. C’est un travail super long, solitaire, parfois frustrant, voire même franchement douloureux. Cela prend parfois plus d’une année pour y parvenir. Avoir l’idée en tête c’est bien, c’est un bon début mais c’est la partie la plus simple, on crée la formule, on envoie au laboratoire et parfois, le premier jet qu’on reçoit est complètement différent de ce qu’on voulait. Il faut recommencer, encore, encore, encore, et encore. C’est difficile car derrière chaque naissance de parfum il y a une implication personnelle. Franchement, la création ce n’est clairement pas ma partie préférée du job (rires).
Aqua Allegoria se compose de douze fragrances, quelle est votre préférée ?
Je n’ai pas de préféré. Je vous assure. C’est difficile de discriminer quelqu’un même positivement. Certaines créations sont à moi, d’autres sont celles de mes prédécesseurs mais en fait, j’aime tous les parfums Guerlain pour la simple et bonne raison que je continue de les créer. J’y mets à chaque fois un peu de moi, je me les approprie et finalement de la contrainte nait la créativité. C’est ça la magie.
Ce que j’aime beaucoup faire c’est de paraphraser des parfums qui ne sont pas de moi. De me les réapproprier, d’en faire des déclinaisons nouvelles.
Vous êtes un parfumeur d’expérience. Votre métier est-il plus facile ou plus difficile à exercer avec le temps qui passe ?
Mon métier est un métier d’expérience donc en toute logique, plus le temps passe, plus c’est facile. En fait, c’est la réalisation de mes idées qui est plus facile. Aujourd’hui, je sais où je veux aller et je sais comment y aller. Je crois que tous les métiers artistiques, de création sont plus faciles avec de l’expérience.
On nous appelle les nez alors oui c’est vrai, on fait travailler notre nez, c’est un organe et on l’entraine mais surtout, ce que l’on fait surtout travailler c’est notre mémoire. J’ai en tête le souvenir de milliers de matière premières. Grâce à l’expérience, je sens mieux aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Ma mémoire est beaucoup plus aiguisée. Et vous savez, c’est marrant, parce que j’ai la mémoire qui flanche parfois pour certaines petites choses du quotidien, j’oublie des numéros, des codes mais concernant mon métier, aucun problème, que du contraire. Plus le temps passe et mieux ça va.
La mémoire c’est vraiment quelque chose d’incroyable. Il m’est arrivé de revenir sur le nom d’une odeur que j’ai senti une seule fois dans ma vie et il y a des années de cela. Je dois avouer que comme j’ai 12 ans d’âge mental (rires) donc il m’est arrivé de sentir des choses totalement improbables comme par exemple des produits toxiques juste par simple curiosité. Pour savoir ce que ça sentait. Pour l’expérience.
Une telle mémoire olfactive est-ce une bénédiction ou une malédiction dans votre vie de tous les jours ?
Ce n’est pas un problème. Dans ma vie de tous les jours les odeurs, même un peu fortes, ne me dérangent pas. J’ai appris à déconnecter et c’est un des autres avantages de l’expérience. Je fais le switch mental entre le boulot et la vie privée. Encore une preuve que mon métier est surtout mental. Donc pas, pas du tout une malédiction c’est même plutôt cool.
Votre inspiration, vous la puisez dans votre vie de tous les jours ou plutôt loin de tout en déconnexion totale ?
C’est ma vie quotidienne qui m’inspire, uniquement ça, mes expériences et mes rencontres surtout. Je me demande ce que je fais de ma vie, comment je la vis. Je pense que la plupart des gens marchent à côté de leur vie, ils ne sont pas engagés dans le moment présent. Or à chaque minute que je vis, je suis susceptible de récolter une mine d’infos qui peuvent me servir à la création et qui vont me nourrir d’une façon ou d’une autre. Je ne me rendais pas compte de ça il y a 20 ans et c’est pour ça que c’est plus facile pour moi d’inventer des choses aujourd’hui. J’ai compris que les sources d’inspiration viennent des moments de la vie. Et alors, quand on additionne ça à une connaissance technique, ça devient super facile.
Selon vous, quel est le super-pouvoir des parfums ?
Le sens olfactif est capable de vous faire voyager dans l’espace et le temps comme aucune autre chose. Il suffit d’une inspiration pour vous transporter à un moment et en un lieu précis.
Que représente un parfum pour vous ?
Oh, beaucoup de choses forcément. J’ai une vision de la beauté qui est plutôt holistique. Pourquoi on se parfume ? D’abord, pour soi, pour son plaisir. Après cet aspect personnel, est-ce qu’on utilise ça comme un habit invisible pour se présenter aux autres ? Oui aussi.
Personnellement, on me dit souvent que je porte trop de parfum mais je m’en fous. Moi, ça me plait. J’aime ça. Se parfumer pour soi ça joue pour l’estime de soi. Comme peut le faire un rouge à lèvres ou un mascara. Quand on se plait, on vit beaucoup mieux. Les parfums mais aussi le maquillage ou les vêtements sont pour moi des boosteurs d’estime de soi. Et dans un monde de plus en plus extrême, violent, difficile, l’estime de soi c’est très important. Le parfum “Habit Rouge” était mon armure lorsque j’étais un gamin de 13 ans, c’était mon habit d’homme. Un parfum peut être très puissant pour celui qui le porte. Une fois parfumé, mon attitude changeait. Cela a un impact sur soi mais aussi sur le regard des autres.