D’abord étudiante en médecine, cette jeune créatrice fascinée par les extrapolations du corps a remporté nos suffrages pour son interprétation « tailleur » des pressions ressenties par la jeunesse lors du Prix ELLE x La Cambre.
Pendant presque 30 ans, La Cambre Mode(s) a organisé son défilé de fin d’année, présentation diplômante de l’évolution de la formation des élèves, aux Halles de Schaerbeek. Evénement mode majeur à Bruxelles, ce show offre une perspective sur le futur de la mode belge – la plupart de ces futurs diplômés feront bientôt la tendance et le beau temps dans les plus grandes maisons parisiennes et internationales. C’est au Kanal – Centre Pompidou que le public a pu découvrir cette année celles et ceux qui ont déjà compris ce que les vêtements raconteront de la société dans nos armoires dans un avenir imminent.
On reste un « cambrien » longtemps après avoir quitté l’école
Dans le jury, des professionnels prestigieux et chevronnés ont partagé leur expertise avec cette nouvelle génération impatiente d’en découdre, si on peut dire, avec la mode : Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh (DA de Nina Ricci et de leur marque Botter), Matthieu Blazy et Pieter Mulier (ex Calvin Klein, entre autres), Fabrice Pineau (responsable du Prix LVMH) ou Ib Kamara (styliste de Lady Gaga, notamment).
La mode reflète, voire dans le meilleur des cas, anticipe les évolutions et turpitudes du monde, et lors de cette édition encore, les aspirants directeurs artistiques ont massivement interprété leur histoire personnelle pour en extraire l’inspiration de collections édifiantes.
La promotion 2019 de La Cambre Mode(s) a révélé l’ambition impérieuse des jeunes créateurs de sortir du cocon (ou du carcan) de leur époque. Syndrome créatif générationnel, ils ont défié les limites. Clémence Gautier est allée chercher son inspiration symptomatique auprès des hikikomoris, une communauté de jeunes gens auto-claquemurés surtout répandue au Japon, en Corée, et en Chine. Les hikikomoris sont des post-ados reclus chez eux, en réaction à la pression sociale et familiale. Ils restent enfermés, collés à leur chaise, et sortent éventuellement furtivement la nuit, pour manger. Ça peut durer dix ans. Le phénomène se rencontre aussi en Europe, mais en moindres proportions. Le rapport avec la mode ? La jeune femme décrypte : « c’est la pression qui vous attend au tournant après les études, et le fantasme d’un cocon de protection ». Pour Clémence Gautier, elle-même sur le point d’émerger, cette collection signe le point de départ d’une fusion imagée avec le mobilier, une étude anthropomorphique de la chaise, par application géométrique de ses lignes, au vêtement. Autrement dit, la forme du siège est subtilement intégrée à la jupe, pour une recherche des volumes narrative.
Anatomie d’une collection
Alors que la majorité des élèves de La Cambre Mode(s) sont français, Clémence est belge. A 27 ans, elle a commencé sa carrière dans la mode par… trois ans d’études de médecine. Les lignes et le fonctionnement du corps la passionnent, mais elle a finalement reconnu qu’Hippocrate n’était pas le bon mentor au départ, et que la voie « Rick Owens » lui permettrait mieux d’exprimer ses réflexions. « A certains égards, j’ai retrouvé la science que j’adore dans mes études à La Cambre, dès la première année, au moment de la recherche et de l’étude anatomique d’un corps humain. J’ai travaillé sur le buste, avec notamment une recherche sur les ossatures exacerbées. Puis en deuxième année, lors d’un projet de création de foulard, j’ai réinterprété les différentes couches de la peau. J’ai utilisé une approche histologique (analyse de la structure des tissus des êtres vivants, NDLR) comme lors de mes cours à l’université. Je trouve quelque chose de beau dans la médecine, je voulais en tirer parti. Le corps et sa compréhension, ça reste une forme de science ».
Collection chirurgicale, elle a décliné son thème d’enfermement kafkaïen avec des couleurs vives, de la transparence et des motifs fleuris, comme une contrainte qu’elle s’est fixée pour varier son propre langage créatif. Le tailleur, parti de la chaise « avalée » par la silhouette, conjugue un volume qui part vers l’avant et se resserre ensuite. Attentive à chaque détail codifié, Clémence a utilisé du feutre, « car cette matière est obtenue par pression ». Dans ses coupes, on devine des images de la Renaissance – grande époque pour l’exploration médicale – et un travail sur le dénivelé du corps, avec une taille cintrée et un petit ventre rond marqué.
Une signature reconnaissable
La patte « Cambre » selon elle ? « Si on démantèle ne serait-ce que les silhouettes de deuxième année, qui ressemblent à des « monstres », en fait, tout est portable. On apprend le patronage, le moulage, la mise à plat. Cette école dispense un excellent équilibre de la théorie et de l’expérimentation. Les profs sont exigeants, ils nous poussent toujours plus loin. Avec l’Académie d’Anvers, on partage une même culture de la liberté. Et toujours une solidarité avec les autres élèves, nécessaire quand on est si pour nombreux. » Clémence a opté pour l’école bruxelloise pour son enseignement polyvalent : « en mode, on peut utiliser des techniques de peinture, d’architecture, de sculpture… Pour moi, c’est un idéal artistique, et l’option la plus impressionnante ».
Elle a d’ailleurs dû s’y reprendre à deux fois pour intégrer le département mode : « j’ai travaillé pendant un an pour pouvoir repasser l’examen avec succès ». Elle a eu raison de persévérer : dans la foulée, elle a mené des stages chez Chloé et chez Jean-Paul Knott. Dès la rentrée, elle intégrera Givenchy pour un stage professionnel de six mois. On le sait, ce type d’expériences débouchent souvent sur un contrat, et sur une carrière. Son cursus à La Cambre a été fondamental : « en dernière année, on nous demande de partir d’une recherche conceptuelle pour montrer une collection de produits, vendables en boutique. C’est l’une des raisons pour lesquelles les maisons aiment La Cambre : les pièces sont déclinables en prêt-à-porter, adoptables et productibles. C’est une formation ultra complète, qui m’a bien préparée au marché. » Déjà sollicitée par l’une des plus belles maisons françaises de luxe, loin de l’enfermement qui a inspiré sa collection, on lui diagnostique un parcours en pleine lumière.
Accessoires: Mateo Ingrao
Photographie: studio Fiftyfifty
Mannequins: Nora Somer et Anne Suarez
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