Alors que la séduction la plus élémentaire perd de son élégance via les icônes des réseaux sociaux, en plein remous sociaux et face aux tendances contradictoires qui pop-upent chaque saison, le chic revient en force. Décryptage de cette tendance néo-bourgeoise.

L’archétype, c’est le nouveau Celine d’Hedi Slimane, qui a reporté tous les suffrages lors de la dernière fashion week à Paris. « Nouveau », pas vraiment : ce style « bourgeois classique sporty post Top Gun» avait fait le succès de la Maison sous la direction artistique de Michael Kors à la fin des années 90. Mais la mode est cyclique, et comme la société, elle se sert de son propre mouvement de balancier pour avancer. Au delta de la création contemporaine, les créateurs belges ont toujours une analyse d’avance, et pour Dirk Van Saene*, ce retour au chic signe « une réaction à l’apologie de la vulgarité. Un regard rassurant vers une certaine forme atténuée de conservatisme ». Admirateur de la femme « Chanel », « surtout au début de Lagerfeld, quand il jouait des trompe-l’œil », le créateur souligne que « cette esthétique classique me touche, même si le message sous-jacent n’est pas forcément le mien. Ce qui m’intéresse, ce sont les « jolies – laides », comme Maria Callas ou Charlotte Gainsbourg ». Une autorité sensuelle, qui séduit par son tempérament plutôt que par une image lisse.

Tendance néo-bourgeoise

Eric Bompard FW19

La bourgeoisie comme contre-pouvoir

Emily Harris, la britannique nouvelle directrice artistique de Bompard, a travaillé pendant cinq ans chez Chloé, à la maille. Les maisons de campagne pleines d’enfants, de grands-parents, de chiens, de tweed et de couvertures à carreaux, c’est son histoire. Emily rappelle que « dans la mode, le style « classico-bourgeois » n’est jamais vraiment passé, mais Gucci a dédramatisé son message, en mettant en exergue le caractère excentrique de la bourgeoisie. Le transgénérationnel, la tradition, ça rassure. Dans l’imaginaire populaire, des figures médiatiques comme Iris Apfel rendent le phénomène encore plus sympa. Le rythme des réseaux sociaux et de la fast fashion, ça mène tout droit à la bourgeoisie ! Parce que fondamentalement, être « bourgeois », c’est aussi savoir profiter du temps qui passe, trop vite. »

Serge Carreira, spécialiste dans le domaine du luxe et maître de conférences à Sciences Po Paris, nuance de son côté que « la Bourgeoise, ça fait longtemps qu’elle n’adopte plus ces codes qu’on lui associe. Ce qui revient maintenant, c’est la Bourgeoise fantasmée, celle des années 20 – 40 qu’on aurait mixées et recombinées à l’énergie des années 70, avec un langage contemporain. C’est l’imaginaire qui prend le contre-pied du « trop cool ». Aujourd’hui, chaque femme est sa propre styliste, elle peut être sportswear un jour, excentrique l’autre, mais ici, on a un style rassurant, très exigeant derrière sa simplicité apparente. C’est sensuel, un chemisier en soie à lavallière, et indirectement, subtilement androgyne ».

Tendance néo-bourgeoise

Dior Backstage

Des codes quasi rebelles

Pour cet expert de la mode contemporaine, « puisque le streetwear marque le pas, le chic devient son complément populaire. Il y a un rapport d’amour/haine entre les codes du classicisme et la mode. Ce vestiaire bourgeois représente à la fois le pouvoir et l’audace, car il incarne une femme établie, mais aussi celle qui s’affirme et s’émancipe. Ce langage qu’on considère comme bourgeois est un des produits de l’influence d’Yves Saint-Laurent avec sa collection années 40, de femme libre qui adopte les codes de l’élégance établie. Ce que fait Hedi Slimane chez Celine aujourd’hui, c’est l’équivalent de ce qu’a fait Karl Lagerfeld en arrivant chez Chanel : réinventer la bourgeoise à travers la jeunesse, à une époque où les jeunes femmes portaient des vestes de tweed avec des jeans. Pour cultiver une dimension de liberté, c’est aussi à travers le classique qu’on peut retrouver de la fougue, et affirmer sa féminité face à l’uniformité du sportswear qui est mixte, quasi neutre, et s’adresse à tout le monde ».

On le sait, la mode finit toujours pas se morde un peu l’ourlet : il ne faut pas oublier que le sportswear, ça vient évidemment du sport, qui est un loisir. Et les loisirs, c’est éminemment bourgeois.

Le classique version avant-garde

Emily Harris a décliné sa collection selon un constat : « Bompard est une marque bourgeoise à la base, c’est même le cadeau de Noël typique dans certaines familles ! Mais pas seulement : dans le milieu du hip-hop par exemple, on intègre depuis longtemps des éléments classiques, parce que ça se mélange avec tout. On se détourne régulièrement de ce style, puis on y revient dans toutes les sous-cultures, comme une référence, quitte à découper et détourner ses essentiels, comme chez les mobs les punks. La bourgeoisie, c’est une richesse culturelle illimitée. » A coups de campagne de communication intergénérationnelle décalée et de pièces en patchworks de matières – et d’influences – décalées, Emily Harris insuffle sa vision dessalée de la bourgeoisie, et prône l’inclusivité avec en filigrane l’idée d’une transmission, d’un patrimoine qui peut très bien être l’excentricité. Car l’autre caractéristique intrinsèque de la bourgeoisie, c’est son héritage.

Pour Serge Carreira, symboliquement, c’est ici « un mouvement de fond, qui touche à un imaginaire classique tout en évoquant la liberté, qui est destiné à s’installer. On est dans l’ère des mélanges et de l’hybridation, mais l’esprit de ces vêtements dans le fond assez simple, trouve une résonance particulière, qui est moins émancipatoire que dans les années 70. Aujourd’hui, on est plutôt dans l’affirmation ». Chez Dirk Van Saene, ça se traduit à la rentrée par une collection à différents niveaux de lectures, des doubles jupes, strictement noir dehors, avec une doublure en lingerie rose en dessous, pour des Bourgeoises dévoyées, qui s’habillent consciencieusement mais pas sérieusement : « à priori, la Bourgeoise et très drôle : faussement coincée, avec un grand potentiel de second degré bien plus intéressant que l’extravagance trop évidente, qui manque d’imagination ». Serge Carreira sourit : « ce classicisme renouvelé a quelque chose de très normal, mais d’absolument pas banal ».

* Vendu chez Stijl.

Dirk Van Saene FW19

Dirk Van Saene FW19

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