Tu parles d’une ironie. Le seul mec de la rédac’ qui reçoit pour mission d’écrire un article sur le « mansplaining », ce phénomène de domination patriarcale qui désigne une situation où un homme… explique la « vie » aux femmes. Me voilà donc à jongler benoîtement avec des expertises et des diagnostics qui ne sont pas les miens. À m’approprier un sujet d’article qui devrait incomber à une femme. Ouais, c’est ballot.
Et le pire, c’est que je me surprends moi-même, alors que je viens de lire « Ces hommes qui m’expliquent la vie » de Rebecca Solnit, à faire du « mansplaining » en pleine interview d’une experte en la matière (Charlotte Couturier, comédienne et coach vocal). Je m’en suis rendu compte en la réécoutant (effaré) : elle m’explique d’où vient ce terme mais je la coupe direct afin de préciser qu’« en fait non, c’est pas Rebecca Solnit qui l’a inventé mais une blogueuse blah blah blah je l’ai lu sur internet ». Ça commence bien. Au lieu de me taire et de la laisser s’exprimer sur ce qu’elle sait/maîtrise/éprouve/constate (et subit) mieux que moi, je l’interromps. Une seconde seulement, mais une seconde de trop. A fortiori quand le sujet de discussion porte sur le mansplaining. Ballot j’te dis.
Le mansplaining (contraction de « man » et « explaining »), c’est donc cette affreuse tendance qu’ont les hommes à expliquer aux femmes – le plus souvent avec condescendance – ce qu’elles savent mieux qu’eux. Ce désir de domination masculine qui fait le lit de tout le système sociétal dans lequel on vit, cette arrogance genrée insupportable, ce « gender mainstreaming » qui encourage le mâle à croire que son opinion représente l’absolu, ne date pas d’hier. C’est un fléau, la onzième plaie d’Égypte (mais la Bible n’est-elle pas qu’un vieux ramassis de lieux communs masculinistes ?), qui emmure la femme dans le silence et l’effacement, dépossédée de sa parole et donc de sa confiance : de sa légitimité. Une belle crasse qui, pour citer Solnit, « perpétue la laideur de ce monde et en éclipse la lumière ». Nous (les hommes) n’avons pas d’excuses.
Nommer, c’est le début de la justice
Pour être comprise, reconnue, contestée et combattue, cette décrédibilisation de la parole des femmes se devait d’être nommée… Parce que faute de mots adéquats pour l’exprimer, cet abaissement du féminin était resté trop longtemps tu, et donnait l’impression que les femmes n’avaient pas voix au chapitre, nulle part… « en entretenant, dans le même temps, l’excès de confiance infondé des hommes » (dixit Solnit). D’où l’importance de ces néologismes (« mansplaining », « manterrupting », « manslamming », « manspreading », « silencing », « mentrification »…), qui permettent aux femmes de parler elles aussi au nom de l’universel et de « désigner des situations concrètes de déséquilibre et de domination »…
« C’est extrêmement important d’avoir un terme qui permet d’identifier ce genre de situations où un homme nous fait la morale », confie Jeanne, une enseignante/animatrice. « C’est un outil pour se défendre… » Et comme l’écrit Solnit, « diagnostiquer un mal est la première étape nécessaire pour commencer à l’endiguer ». Même si elle-même à la base n’était pas tout à fait convaincue par le terme, mot-valise sous-entendant « lourdement que ce défaut est inhérent aux hommes ». Allez, jouons les avocats du diable : une telle taxinomie ne pousserait-elle pas certaines femmes à couper court à tout débat avec un homme, sous prétexte de sexisme ? N’y a-t-il pas un danger à « genrer » la moindre des conversations ? Et l’homme qui « explique la vie » à un autre homme, il est coupable de quoi ? Et le hashtag « NotAllMen », ça compte pour du beurre ? OK, je la ferme.
Une pente savonneuse
Il ne s’agit donc pas, ici, d’« essentialiser un problème de genre », pour paraphraser Charlotte Couturier. Autrement dit, d’étiqueter tous les hommes comme étant des « mansplainers ». Même si rien n’indique, selon elle et bien d’autres, que les hommes changent. Traduction : tous les hommes n’expliquent pas la vie aux femmes, mais jusqu’à preuve du contraire, ce sont les hommes qui détiennent le pouvoir, qui sont « crus et entendus », et qui même s’ils adaptent leur comportement voire deviennent féministes, continuent sans cesse à « toucher le dividende patriarcal » (Jablonka dans « Des hommes justes », lecture indispensable de cette rentrée littéraire).
Bref, nous, les hommes, « que rien ne semble qualifier en apparence pour parler des femmes, sinon que nous n’en sommes pas » (Virginia Woolf for ever), devrions changer de mentalité… Mieux : de masculinité. Montrer du respect, privilégier l’écoute, chercher l’égalité… Sans tomber pour autant dans l’autocélébration (« T’as vu comme je fais des efforts pour devenir un homme bien ?) ni nier en bloc nos contradictions… Oui : d’autres relations hommes-femmes sont possibles, et plus que nécessaires.
Endiguer le phénomène
« La prise de conscience, le débat, tout cela existe déjà », estime Élise Dutrieux, qui gère la plateforme Scivias, une charte destinée à « affirmer l’existence de discriminations dont les femmes font l’objet dans le secteur musical ». « Désormais, il faut qu’on bouge, et qu’on change la donne. » Enrailler le mansplaining passe donc par « la sensibilisation, l’éducation, la parité partout, l’écriture inclusive, mais également par la mise à disposition d’outils et la mise en place d’espaces sécurisés de parole ». On pense au groupe F(s), strictement réservé aux femmes, qui dénonce le sexisme dans le secteur culturel : autant d’initiatives qui redonnent confiance à toutes celles qui se sentent lésées en société parce que des Weinstein en puissance leur pourrissent la vie.
Charlotte Couturier anime par exemple des ateliers de prise de parole à destination des femmes (mais aussi des hommes, tiens… beaucoup moins nombreux) victimes de mansplaining et de manterrupting : « J’essaie de leur donner des outils pour qu’elles retrouvent la liberté et la fluidité de parole, qu’elles ont souvent perdues à cause de patriarches qui les infantilisent et les dominent. » À l’heure où la prise de parole des femmes dans l’espace public « ne possède toujours pas la même valeur » que celle des hommes, il est indispensable de leur donner des clés de survie pour être en mesure de leur répondre – ou pas –, en tout cas d’y être préparées, « drillées », afin de ne plus jamais rester coites, interdites face à ces agressions.
De cette façon, la femme victime de mansplaining (etc.) renoue avec le cercle vertueux de la confiance… Même s’il n’y a pas photo : « Elle sera toujours interrompue », déplore Couturier, ou rabaissée par des virilistes convaincus. Sauf qu’à présent, elle sera capable d’anticiper la stupeur que provoque à chaque fois ce dédain masculin, et de pousser l’homme à se rendre compte qu’il n’est pas le centre du monde, et encore moins le détenteur de toutes les vérités.
Par-delà les mots (et les maux)
« Nier l’antagonisme qu’il y a entre l’homme et la femme, et la nécessité d’une tension éternellement hostile, rêver peut-être de droits égaux (…) voilà les indices typiques de la platitude d’esprit », écrivait Nietzsche dans « Par-delà le bien et le mal ». Par-delà de telles inepties, il est essentiel aujourd’hui de revoir non seulement nos références (c’est d’ailleurs l’idée que sous-tend la mentrification, à savoir constater et contester l’invisibilisation des femmes dans l’histoire), mais également notre vocabulaire… Parce que « même dans la langue, c’est le masculin qui l’emporte ! », s’emporte Emilienne Tempels, comédienne et autrice qui s’y connaît en mansplaining. « D’ailleurs, y a que les hommes pour s’insurger contre l’écriture inclusive. » Parce qu’ils perdent dans la bataille cet universalisme qui les rendait si intouchables. Avec l’écriture inclusive, le masculin n’a plus la « généralité du neutre » : il est l’égal du féminin.
Reste que les mots reflètent eux aussi une condescendance de genre : « Un masseur, c’est un kiné ; une masseuse, c’est une pute / Un entraîneur, c’est un homme qui entraîne une équipe sportive ; une entraîneuse, c’est une pute / Un homme à femmes, c’est un Don Juan ; une femme à hommes, c’est une pute / Un homme facile, c’est un homme agréable à vivre ; une femme facile, c’est une pute / Un homme qui vous escorte, c’est votre garde du corps, votre ange gardien ; une femme qui vous escorte, c’est une pute / Une péripatéticienne, c’est une pute ; un péripatéticien, c’est un élève d’Aristote… » La liste continue (elle est tirée du sémillant roman d’Isabelle Wéry, « Poney flottant »), et elle prouve par l’absurde l’abaissement sans fin du féminin. « Comme si la femme, s’insurge Emilienne, se situait à un niveau d’infériorité presque naturel et transcendantal… » Et le pire, c’est que la plupart d’entre nous, hommes comme femmes, ne le remarquons même plus.
Raisonnons, résonnons
Si l’émergence du terme « mansplaining » (pour l’anecdote, les Québecquois disent « penisplication ») répond au besoin d’exprimer une réalité trop longtemps passée sous silence, et donc à celui de repenser la société, elle n’empêche pas le fait que les hommes restent – encore et toujours – les détenteurs du pouvoir. C’est moche à dire, mais ce ne sont pas quelques néologismes qui vont changer la donne… Toutes les femmes rencontrées ici sont formelles et s’accordent sur un point : il est indispensable d’éduquer. Les hommes. Les femmes. Ne pas seulement se contenter de la sororité ou de l’amplification (voir encadré) pour contrer le mansplaining, mais revoir en profondeur tout notre système patriarcal, en obligeant les hommes à se réinventer et à « rattraper leur retard sur la marche du monde » (Jablonka). Il y a encore du taf, mais c’est l’heure de s’y mettre. Tou.te.s ensemble. Pour de bon.
Tout répéter aux hommes
Votre mâle alpha de boss n’écoute pas vos suggestions en réunion ? Faites comme ces femmes de la Maison-Blanche sous l’ère Obama : chaque fois que l’une d’entre vous formule une idée qui est bonne, répétez-la, reprenez-la, en précisant bien que c’est une telle qui l’a verbalisée. De la sorte, les hommes présents se voient bien obligés de l’entendre… Et, surtout, de ne pas se l’approprier (on les connaît, ces rustres). Cette « stratégie commune de solidarité » a même un nom : l’amplification. À bon entendeur !
Tu fais du mainsplaning quand…
Un petit jeu pour les hommes ! Si vous êtes sur le point de parler à une femme de tel ou tel sujet, voici cinq questions à vous poser pour éviter de passer pour un « mansplainer » :
- Vous êtes-vous assuré que votre interlocutrice n’en sait pas plus que vous sur le sujet discuté (« Un homme devrait TOUJOURS se demander si le discours d’une femme n’est pas plus pertinent que le sien », selon Jablonka) ?
- Utilisez-vous votre prétendue expertise dans le but de prouver quelque chose sur votre virilité ?
- Quand elle parle, écoutez-vous ce qu’elle est en train de dire ou êtes-vous juste en train de penser à votre prochaine réplique ?
- Parlez-vous de votre propre expérience ou bien tentez-vous (maladroitement, c’est certain) d’universaliser vos propres sentiments (attention : hastag NotAllMen ! Je répète : hashtag.not.all.men !) ?
- Bref, est-ce que vous savez de quoi vous parlez ? Bisous !
Librement adapté de « Five Tips
for the Mansplainers in your Life »
de Hugo Schwyzer
Bibliographie
« Ces hommes qui m’expliquent la vie » de Rebecca Solnit, Éditions de l’Olivier, 2018
« Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités » de Ivan Jablonka, Seuil, 2019
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