Avaler une puissante décoction hallucinogène et purgative lors d’une cérémonie guidée par un chaman pour nettoyer son âme ? C’est la cérémonie de l’Ayahuasca, un plan aussi sacré que diabolisé.

Dans un monde occidental qui passe la cinquième vitesse du digital, nombreux sont ceux qui, nauséeux, descendent en trombe de la machine. La course folle vers la toute puissante connexion, ils n’en veulent pas. Refusant d’être réduits à l’état d’avatar dans un monde virtuel, ils partent en quête de spiritualité. Ainsi, pour retrouver du sens à leur existence, des centaines d’Européens quittent leur foyer pour un voyage introspectif à la découverte des rituels chamaniques. Mais emprunter le chemin des forêts luxuriantes d’Amazonie à la rencontre de ceux qui guérissent grâce aux esprits ne fait pas l’unanimité. En cause? L’ayahuasca, une substance controversée.

reportage ayahuasca

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Drogue ou remède miracle ?

Faute de statistiques officielles, il est impossible de quantifier les flux touristiques des voyageurs qui viennent en Amérique du Sud dans le but de s’initier aux rites chamaniques. Mais si les chiffres ne parlent pas, le marketing, en revanche, ne trompe personne. Flyers au sol, pancartes sur les devantures, centres de spiritualité dans les allées et guides touristico-mystiques inondent les régions les plus fréquentées de ces contrées. Tous ou presque vendent les vertus d’une expérience en particulier : l’ayahuasca.

Aujourd’hui objet de fantasmes et de dérives sectaires, l’ayahuasca est une décoction naturelle issue de plantes (dont une éponyme) qui combinent deux molécules psychoactives : la N-diméthyltryptamine (DMT) et un alcaloïde béta-carboline (harmane) et qui, une fois absorbée, entraîne une modification des perceptions et des phénomènes hallucinatoires.

Surnommé « abuelita » (grand-mère) par les locaux, le breuvage soigne depuis des milliers d’années les traumas, panse les blessures et guérit certaines maladies. Si bien que de nombreux scientifiques à travers le monde se penchent désormais sur les vertus de la plante. « Quelques études empiriques sur un petit nombre de patients font état à plus long terme d’une amélioration de l’humeur, de l’anxiété et un effet bénéfique dans le traitement de l’addiction », explique le Docteur Lagaude, psychiatre addictologue au Centre des addictions de la clinique la Ramée. Il ajoute que l’utilisation de l’ayahuasca aurait un intérêt en psychothérapie pour faciliter l’introspection, obtenir une meilleure flexibilité psychologique et offrir de nouvelles perspectives aux personnes en difficulté.

Cependant, il rappelle que ces études manquent de références scientifiques et que si la dépendance à l’ayahuasca est faible, l’expérience n’est tout de même pas sans risques. «Certains cas de psychoses induites et de décompensation de maladies préexistantes ont été décrits.»

Éprouvant et brutal, le voyage est parfois considéré comme le trépas de l’enveloppe charnelle. Certains n’en reviennent d’ailleurs pas: «Il existe des cas parfois mortels d’empoisonnement et d’intoxication avec des convulsions et un arrêt respiratoire lorsque des plantes toxiques sont surajoutées comme additifs à la préparation.” Au compteur: une dizaine de décès… tous dans des circonstances obscures. Mais les vrais guérisseurs le répètent: la plante sacrée ne peut pas tuer. Les charlatans et leur potion magique mal dosée, oui.

reportage ayahuasca

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Partir pour mieux revenir

« Anya, la plante ne te tue pas, elle te guérit », cette phrase, la jeune Française l’a longtemps entendue tournoyer dans sa tête. « C’est Denise, une chamane de la tribu Shipibo (peuple indigène d’Amazonie) auprès de qui je me suis formée qui me l’a soufflée pendant une cérémonie d’ayahuasca compliquée et durant laquelle je me sentais littéralement mourir. »

À 24 ans, l’étudiante en médecine et naturopathie à Paris a encore du mal à réaliser tout le chemin qu’elle a parcouru. Passionnée par le développement personnel et la psychologie positive, Anya est partie seule faire un tour du monde pour en apprendre plus sur elle, mais aussi sur la médecine alternative. C’est finalement transformée grâce aux rituels chamaniques qu’elle est revenue en France.

« On raconte que c’est la plante qui vous trouve », dit-elle comme on répète un dicton. Pour Anya, l’ayahuasca a patienté, tapie dans l’ombre de la maturité et de l’expérimentation. Ce n’est qu’après une crise d’hypothermie au Népal que la jeune aventurière commence à s’intéresser de plus en plus à cet ensemble de croyances en une nature enseignante et directrice.

Au fil du temps, elle passe des sessions de modification de conscience grâce au chant d’une chamane à une première cérémonie du rapé (mélange de poussière de tabac organique et d’autres plantes), au Chili, avec un « curandero » (guérisseur). « Je me suis sentie immédiatement plus connectée au monde qui m’entourait. C’était comme si je redécouvrais mes cinq sens. »

Sortie plus sereine mais aussi curieuse de cette initiation, elle enchaîne avec une cérémonie de wachuma, un cactus hallucinogène utilisé par les indigènes depuis des milliers d’années pour se reconnecter à la terre et à l’amour inconditionnel. Généralement plus doux, ce rituel est une transition vers l’abuelita : la révélation.

Bouleversée par cette épreuve, elle dépasse le statut d’initiée en allant se former aux rituels auprès de la tribu Shipibo et se rend compte qu’au-delà de la plante maîtresse, il en existe d’autres toutes aussi puissantes et dont le potentiel pour la médecine traditionnelle est exponentiel.

ayahuasca chamanisme

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Une quête spirituelle

Anya n’est pas la seule à avoir été séduite par les plantes. Sa compatriote Charlotte, écrivaine aujourd’hui enceinte et de retour en France, a bourlingué aux quatre coins du monde, sur les routes d’Irlande, d’Inde et du Pérou. Passionnée par le Tibet, elle va petit à petit passer des préceptes de la religion bouddhiste à un intérêt pour le chamanisme.

Sans vraiment l’avoir cherché, en partant au Pérou, elle réalise que l’hacienda d’artistes pour laquelle elle travaille propose également des cures de soins chamaniques. « C’était intense. En une semaine, les participants faisaient trois sessions d’ayahuasca et une de wachuma. La plupart du temps, c’étaient des Européens qui avaient vécu de gros traumas comme des attouchements ou des Américains qui revenaient de la guerre. »

Parlant espagnol, français et anglais, on lui propose de traduire les visions des voyageurs aux chamans. Avant même d’y prendre part, Charlotte a donc écouté plus d’une centaine de récits.« En étant sur place pendant des mois, j’ai eu la chance de voir des dizaines de personnes rentrer bien vivantes chez elles, mais surtout transformées et plus heureuses. Dans la philosophie bouddhiste, on cultive le vrai bonheur, mais pour cela, il faut pouvoir soigner ses blessures. Je n’étais pas capable de rentrer si profondément en moi à cette époque. Je me suis donc tournée vers la sagesse et la puissance d’abuelita. »

breuvage ayahuasca

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Se purger, chanter et se transformer

Charlotte et Anya ont respectivement participé à trois et dix cérémonies d’ayahuasca. Des rituels souvent bien orchestrés et qui peuvent durer entre quatre et sept heures.

Quelques jours avant la cérémonie, la plupart des chamans demandent aux visiteurs de faire une diète et de stopper l’alcool, la drogue, la cigarette, les relations sexuelles et même les médicaments. Si Charlotte a arrêté de fumer, Anya a quant à elle abandonné sa pilule. « Il faut à tout prix éviter que les substances chimiques interfèrent avec les plantes qui, elles, sont naturelles », explique l’étudiante en médecine. Des précautions confirmées par le Docteur Lagaude, car l’utilisation concomitante de traitements, notamment antidépresseurs, peut créer un excès de sérotonine au niveau cérébral qui peut s’avérer dangereux pour la personne.

« On médite la journée et la nuit tombée, on se rend dans la maloca » (temple semblable à une yourte). Dans cette tente installée en pleine nature, matelas et seaux jonchent généralement le sol pour permettre aux participants de se purger et de s’allonger pendant les visions. Les groupes sont souvent restreints, entre quatre et dix personnes. Tous doivent poser une intention pour le voyage. «On peut simplement souhaiter que tout se passe bien, mais il faut aussi accepter de perdre le contrôle et de faire confiance à la toute puissante plante », explique Charlotte.

De son côté, le chaman, de blanc et symboles de sa tribu vêtu, purifie le temple et les participants avec de l’encens, invoque ses guides et demande à ses gardiens de défendre la maloca contre les mauvais esprits. Ensuite, il appelle chaque personne à venir prendre une gorgée du breuvage noir, épais et acide. Quand tout le monde a bu, on éteint la bougie. Le groupe plongé dans le noir, le chaman commence à chanter, parfois accompagné de musiciens et d’assistants. C’est le début de la cérémonie. Selon Charlotte, il faut attendre entre 15 et 30 minutes avant de ressentir les effets de l’ayahuasca. Bien que les nausées ne tardent généralement pas à venir, «il ne faut pas vomir tout de suite pour que le breuvage ait le temps de libérer ses bienfaits. Et une fois que le voyage intérieur commence, il suffit de se laisser aller ».

Pour les participants, il est presque impossible de décrire combien de temps (physique) dure l’expérience tant certaines visions semblent s’éterniser alors que d’autres passent en quelques secondes. Selon le Docteur Lagaude, les effets durent généralement quatre heures. Mais tout dépend aussi de la personne, du nombre de gorgées qu’elle prend et de la concentration du breuvage.

Au-delà des possibles vomissements et de la diarrhée dus à l’augmentation de la sérotonine, les consommateurs décrivent des effets multiples plus joyeux : sentiment d’unité, de paix et d’extase profondes, confiance en soi et expérience transcendantale.

Charlotte a traduit des centaines de voyages et si chaque cérémonie est unique et propre à la personne, à son vécu et aux problèmes qu’elle doit régler, elle admet que certaines visions se recoupent : «Les gens voient souvent des motifs shipibos, du vert et du mauve vifs, des formes géométriques qui virevoltent, des animaux sau- vages. Ils ont l’impression de sortir d’eux, de flotter, de pouvoir revenir dans le passé ou changer le futur, d’avoir accès à une source d’informations infinie et de télécharger des savoirs, un peu à la “Matrix”. Certains vivent aussi des expériences de mort imminente ou ont l’impression de sombrer dans les ténèbres… » Heureusement, quand l’expérience tourne mal, le chaman est là pour guider, apaiser et faire revenir le participant grâce à ses chants et ses incantations.

«Finalement, le premier degré de l’ayahuasca, pour les Occidentaux, c’est aussi redescendre dans l’ego. Accepter de perdre le contrôle, de se vider, de ne pas être si fort qu’on le pense et se rendre à l’évidence que non, on ne sait pas tout.»

chamanisme ayahuasca

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Et en Belgique ?

Légale dans les pays où elle pousse, l’ayahuasca est interdite en Belgique. Si le breuvage en lui-même n’est pas classé comme stupéfiant, la DMT qu’il contient l’est. Pourtant, un tourisme chamanique existe bel et bien dans nos contrées. Officieuses et prohibées, des cérémonies s’organisent quasiment tous les mois à Bruxelles et en Wallonie. Mais pour y assister, il faut avoir les bons contacts. Grâce au bouche-à-oreille, Simon, 30 ans, a déjà participé trois fois à la prise d’ayahuasca avec des tribus différentes dans le cadre de rituels clandestins. C’est un ami qui l’a initié quand il avait 22 ans. C’est donc à 30 minutes de la capitale que Simon a rencontré pour la première fois un chaman brésilien accompagné de ses musiciens. La plupart du temps, ces guérisseurs sont invités par des Européens initiés en Amérique latine. Mais il arrive également que les soigneurs traversent les continents pour délivrer la bonne parole : « Lors de ma troisième expérience, le chaman qui officiait racontait qu’en transe, la plante lui avait demandé de partir en Europe pour délivrer le message de l’ayahuasca aux Occidentaux. Cette cérémonie était bien plus complète que les précédentes : méditation, rapé, gouttes dans les yeux pour améliorer les visions et même piqûre de kambo (grenouille dont on extrait le poison pour le mélanger à son propre sang). De mon côté, elle m’a littéralement chamboulé. » Côté prix: pas plus de 80€ la séance. “Juste de quoi payer l’hébergement du chaman pendant leur voyage”, explique Simon.

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