Les choses vont bon train pour Francis Kurkdjian, le parfumeur de la Maison éponyme. Après avoir travaillé pendant plusieurs années pour d’autres marques (il a signé notamment de sa main – ou plutôt de son nez – “Le Male” de Jean Paul Gaultier), il enchaîne les succès sous son propre nom. Alors que ses parfums de niche sont tout sauf ordinaires, sa dernière création “l’Homme À la rose” est un parfum à la rose pour homme. Rencontre (virtuelle) avec le parfumeur français à propos des parfums masculins versus féminins, la recherche de la bonne fragrance et le travail à Paris pendant la pandémie.
Quelle était l’idée derrière votre nouveau parfum masculin “l’Homme À la rose” ?
“Je commence toujours par le nom, qui doit être direct, tout en laissant de la place pour l’imagination. Chacun doit pouvoir y ajouter sa propre vision et son propre ressenti. Je pense par exemple à Shalimar, le parfum de Guerlain que ma mère portait, un nom intéressant qui fait appel à l’imaginaire. L’idée derrière l’Homme À la rose est sujette à des interprétations diverses, mais une fois que j’ai trouvé le nom, mon histoire est prête. Ensuite vient la recherche d’une odeur pertinente pour l’accompagner. J’ai tout de suite su que je voulais quelque chose de frais, il fallait que ce soit un partenaire de À la rose, le parfum féminin que j’ai créé en 2014.”
Avec l’Homme À la rose, j’offre aux hommes la possibilité de porter un parfum qui sort des sentiers battus
Comment êtes-vous parvenu à rendre la rose virile ?
“En faisant l’impasse sur le côté fruité de la rose. Quand on sent une rose, on ne distingue pas immédiatement toutes ses facettes. Mais en s’attardant sur les détails, on découvre que cette fleur dégage des notes épicées et fruitées. J’ai omis ces dernières et opté pour les notes vives, plutôt masculines, qui correspondent aux parfums masculins traditionnels. De plus, la fragrance contient du pamplemousse, ainsi que du bois fort et ambré.”
Voyez-vous des femmes porter l’Homme À la rose ?
“Une fois qu’il sort de mon laboratoire, chacun est libre d’en faire ce qu’il veut. Donc oui, j’imagine bien des femmes porter ce parfum. Les femmes mettent des pantalons, qu’est-ce qui les empêche d’opter pour des parfums masculins ?”
De nombreuses marques de niche lancent des parfums unisexes, mais vous souhaitez maintenir la distinction homme et femme. Pourquoi ?
“Je ne suis pas fan des parfums unisexes. Je ne m’y oppose pas, parce que j’en ai déjà sorti, mais seulement parce que ça faisait partie intégrante de l’histoire que je voulais raconter. C’est le cas de Gentle Fluidity, un duo de parfums très différents partant des mêmes notes, qui peuvent être masculines, féminines ou les deux. Mais une femme peut aussi porter l’Homme À La rose, il n’y a pas de limites. Pour cette fragrance en particulier, je trouverais même ça très sexy. C’est comme si une femme volait une chemise dans le dressing de son partenaire, ça a quelque chose de peu conventionnel.”
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Ce qui rend la Maison Francis Kurkdjian si unique à mes yeux, c’est la combinaison d’une élégance intemporelle et d’une vision moderne. A-t-il été difficile de vous forger une identité après avoir mis au point pendant des années des parfums pour d’autres marques ?
“Tout est une question de travail acharné. J’ai travaillé 15 ans pour d’autres marques. Le Male de Jean Paul Gaultier célèbre par exemple ses 25 ans. C’était donc un exercice pour moi de penser d’abord pour d’autres marques, puis de me faire ma propre place. À mes yeux, la créativité ne consiste pas à être un génie, mais surtout à travailler dur. Je ne vois pas comment faire autrement… Je continue à me remettre en question. Qui sommes-nous en tant que marque ? Est-ce à la fois pertinent et cohérent ? Pour moi, la cohérence est très importante. Mon partenaire Marc Chaya (CEO et co-fondateur) et moi collaborons très étroitement et consacrons énormément de temps au savoir-faire. Nous réfléchissons longuement à chaque détail, parfois jusqu’au dernier moment, juste avant que le parfum ne quitte notre maison.”
Comment savez-vous quand un parfum est prêt ?
“J’ai un délai à respecter et je travaille jusqu’à la dernière minute. Marc dit alors : stop, maintenant c’est fini, sinon je continuerais. La vie est une question de choix. C’est l’une des rares choses dont je me souvienne de mes cours de philosophie. Mon professeur avait l’habitude de citer une phrase de Sartre que je répète souvent : ne pas choisir, c’est encore choisir. À un moment donné, il faut faire un choix, et parfois ce n’est pas le bon, mais si on ne choisit pas, quelqu’un d’autre le fera à notre place. Bien sûr, je commets parfois des erreurs, c’est humain, mais il faut oser prendre ses responsabilités.”
Je ne pense pas comme un créateur. Le but de la mode est de se défaire rapidement de la mode. Le but du parfum est de devenir un classique.
Y a-t-il une odeur de tous les jours que vous aimez pour le moment ?
“En ce moment, je suis sous le charme de la verveine. Je la fais pousser sur ma terrasse et j’en fais des infusions. Je fais aussi brûler en permanence des bougies parfumées, souvent plusieurs en même temps. Je travaille actuellement sur la collection de Noël 2021, et je teste ces bougies chez moi actuellement. Et puis il y a mon obsession du moment, un nouveau parfum sur lequel je travaille. De nombreuses odeurs différentes sont donc présentes en même temps. »
Vous avez comparé le bon parfum sur la peau de quelqu’un avec la sensation de vêtements parfaitement ajustés. Mais comment trouver l’odeur qui nous convient ?
“Les conseils pour trouver le bon parfum sont les mêmes que ceux pour trouver l’amour (rires). Il n’y a pas un seul parfum parfait pour chacun. C’est une grosse erreur que font les gens, en partie parce que ce message est trop souvent vendu dans les campagnes de marketing. On ne porte pas qu’une seule tenue, nous sommes beaucoup plus complexes que ça. Une seule odeur ne peut pas synthétiser tout ce que nous représentons. Si on a la chance de trouver un parfum qu’on aime porter, et pour lequel on reçoit des compliments, alors on se sent beau. Pour moi, dire que quelqu’un sent bon revient à dire qu’il est beau.”
“Si je devais vous donner des conseils concrets, je vous dirais de suivre votre intuition. Le parfum a quelque chose de terreux, de sensuel. Deuxièmement, il faut se poser la question : pourquoi est-ce que je porte du parfum ? S’agit-il de séduire ou d’être séduit ? Vous voulez être arrêté dans la rue parce que vous sentez bon ? C’est en procédant de la sorte qu’on finit par trouver un parfum qui nous convient.”
J’ai lu que vous vous inspiriez beaucoup de votre ville, Paris, mais je suppose que l’atmosphère y a beaucoup changé ces derniers mois. Cela a-t-il un impact sur votre processus créatif ?
“Pas du tout. Mon inspiration ne vient pas des villes ou des gens, comme vous pourriez le penser. Mon inspiration n’est pas stimulée par une atmosphère ou une expérience liée à un pays en particulier. Quand je voyage, j’aime rencontrer de nouvelles personnes, mais ce n’est pas ce qui me donne des idées de parfums. Honnêtement, je suis soulagé de ne pas pouvoir voyager pour le moment, avant j’étais tout le temps sur la route.”
“Mon travail consiste à traduire ce que je ressens. Avec Gentle Fluidity, par exemple, je voulais poser un geste fort, parce que ces parfums correspondaient au vent nouveau qui souffle sur la parfumerie. Ces fragrances unisexes n’avaient pas pour vocation d’en finir avec les genres, c’était simplement une liberté que je voulais laisser à chacun. Avec l’Homme À la rose, j’offre aux hommes la possibilité de porter un parfum qui sort des sentiers battus. L’époque à laquelle nous vivons m’a certainement inspiré, mais ce que je fais maintenant ne pourra peut-être pas être lancé avant trois ans. Dans le monde de la parfumerie, il faut au moins 18 mois pour créer un parfum. Je ne peux donc pas donner de réponse directe à la question de savoir si la pandémie m’influencera. La parfumerie ne fonctionne pas comme la fast fashion. Le but de la mode est de se défaire de la mode le plus rapidement possible. Le but du parfum est de devenir un classique. Ma vision est complètement différente : un styliste travaille sur ce qui se passe dans les six mois, alors que pour ma part je pense plutôt aux 10 ou aux 20 prochaines années. Après tout ce temps, Le Male de Jean Paul Gaultier est toujours dans le top 5 des parfums les plus populaires au monde. Un classique de ma propre maison, le Baccarat Rouge 540, a presque 10 ans. Bien que je m’inspire de l’époque actuelle, je dois donc trouver un angle pour qu’un parfum dure au moins 10 ans. Et c’est un métier totalement différent.”
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